Médiateur : "ASI" et "Le Diplo", une enquête à pertes et profits
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Médiateur : "ASI" et "Le Diplo", une enquête à pertes et profits

Le 13 avril dernier, nous avons publié, tout comme "Libération" de son côté, une très longue enquête sur une crise interne qui se jouait au sein de la rédaction du "Monde diplomatique". Son directeur de la rédaction, Benoit Bréville, a répondu à notre article dans un long texte publié sur le site du mensuel. Il pointe des "contre-vérités et des approximations", et nous accuse d'avoir favorisé "la parole d’un salarié coupable d’agissements gravement inappropriés, au détriment de celle de la salariée victime". Cette réponse du mensuel, ainsi qu'un grand nombre de commentaires d'abonné·es, appelaient un billet du médiateur.

Le 13 avril dernier, Loris Guémart publiait sur notre site une très longue enquête sur une longue période de crise qui avait secoué le Monde diplomatique, mettant en exergue, selon notre rédacteur en chef, les "dissonances cognitives" entre la ligne éditoriale du journal et son fonctionnement interne. L'article a eu droit à près de deux cents commentaires, certains de nos asinautes dénonçant un article "à charge", d'autres regrettant notamment l'analyse de Loris sur le traitement de la guerre en Ukraine de la part de Pierre Rimbert, journaliste du mensuel. Benoit Bréville, nouveau directeur de la rédaction du journal, a répondu dans le détail à notre enquête, sur le site de son média, estimant que la longueur de son texte dépassait le cadre légal d'un droit de réponse en bonne et due forme, pouvant être publié sur notre site.  Nous ne saurions mieux faire que de vous recommander de relire ces deux textes avant de vous plonger dans ce billet, qui n'a, vu l'épaisseur de la matière première, pas pu faire dans l'économie de signes.

Avant toute chose, l'auteur de ces lignes, comme de nombreux journalistes de sa génération – et d'autres d'ailleurs – , ayant une certaine opinion de ce que doit être sa profession, a toujours mis le Monde diplomatique sur un piédestal. J'ai eu la chance de faire un stage d'un mois en 2016 dans la rédaction du Diplo, et de piger trois fois pour ce mensuel, à chaque fois dans de bonnes conditions, l'équipe du journal faisant preuve d'une grande rigueur notamment dans l'édition de mon travail et dans le suivi de mes enquêtes ou reportages, et me payant rubis sur l'ongle. J'ai, pour ce journal, dont je suis un lecteur assidu, conservé une affection infinie. C'est aussi pour cela que j'ai eu envie de prendre en main cette chronique du médiateur, avec l'assentiment de mes collègues. Ceci étant posé, il m'a fallu (re)plonger dans la très dense enquête de Loris Guémart (dont j'ai suivi de loin le travail d'investigation) et la non moins dense réponse de Benoit Breville, nouveau directeur de la rédaction du mensuel, pour répondre aux nombreux commentaires de nos asinautes, visiblement impatients de lire une réaction de notre part. Nous y voilà.

Une attaque politique ? 

Avant de rentrer dans le dur, rappelons qu'ASI a publié son enquête quelques heures seulement après une autre publiée par Libération. De quoi faire dire à Benoit Bréville, dans une première réponse générale apportée à nos deux médias que nous serions "d'autant plus avides de «se payer» les dirigeants du «Diplo» que [nos] médias – Libération et Arrêt sur images – ont pu faire l'objet de critiques appuyées dans nos colonnes." Le procès d'intention est évidemment une constante chez un média ou une personne mise en cause dans nos colonnes. Mais on se demande bien de quelles attaques parle le Diplo, dans la mesure où la dernière critique adressée par le mensuel à ASI date de.. Pierre Bourdieu en avril 1996  on trouve bien quelques petites piques en 2002 ou en 2003, mais la thèse de vouloir se faire le Diplo ne tient pas deux minutes, à moins d'imaginer que notre média entretienne depuis des temps immémoriaux une rancune tenace attisée par les messes vaudou de Daniel. Soyons sérieux. 

L'autre argument de Benoit Bréville pour appuyer sa thèse du règlement de compte éditorial s'appuie sur ce qu'écrit Loris au sujet du traitement de l'Ukraine par le journaliste Pierre Rimbert, à la fin de son article. Loris citait entre autres Mediapart, qui voyait dans les papiers de Rimbert "des arguments typiques de la rhétorique poutiniste sur la présence nazie en Ukraine". Bréville écrit : "La fin de votre article-réquisitoire dévoile une partie des raisons de votre hostilité envers le Monde diplomatique et envers Pierre Rimbert en particulier […]  il s'agit de notre traitement de l'Ukraine. […] Tout simplement parce que notre position sur ce sujet ne correspond pas à votre propre parti-pris qui se laisse facilement deviner. N'ayant aucun démenti factuel à opposer aux éléments mentionnés dans les articles de Pierre Rimbert («L'Ukraine et ses faux amis»), vous lui reprochez de n'avoir pas soutenu votre propre opinion." Ce passage du papier de Loris a aussi laissé circonspects pas mal de nos abonné·es, comme baptiste.lprte : "On peine à comprendre ce que vient faire le commentaire purement politique de la ligne de Pierre Rimbert sur l'Ukraine, puisque celle-ci ne semble pas avoir fait l'objet d'une crise interne au Diplo", relève notre lecteur.

Au médiateur, Loris ne nie pas que ce questionnement des positions éditoriales de Rimbert "arrive comme un cheveu sur la soupe" dans son enquête. "J'ai été un peu embêté avec cet élément, car je trouvais la chose intéressante sur le plan éditorial, mais effectivement c'est un peu détaché du reste de l'enquête", nous explique-t-il. Pour lui, cela devait éclairer "le rôle très particulier de Pierre Rimbert, qui n'est pas simple à raconter". Pour Loris, "ses articles sur l'Ukraine me semblaient symboliser cette espèce d'électron libre qu'il est, dans une position de pouvoir fantôme. C'est le seul touche à tout du Diplo, il a un pouvoir qui semble très important, on me le décrit comme un codirecteur de fait sous l'ère Halimi, je pense que ça mérite d'être raconté et l'Ukraine est mon point d'entrée pour raconter ça." En tout cas, nulle question ici de règlement de compte sur fond de désaccord éditorial – qui n'existe pas dans la rédaction à propos de l'Ukraine, m'a-t-il indiqué sans l'avoir écrit dans son article."Ce qui est probablement une erreur", ajoute-t-il. On est ainsi face à une tentative très peu convaincante de lier contenu du journal et rôle de Rimbert. D'autant moins convaincante que, comme le rappelle Bréville, la démonstration de Loris s'appuie moins sur une analyse précise des faits que le simple rapport de critiques venant d'autres médias.

Taper sur les médias de gauche ? 

D'autant que si Loris s'est légitimement interrogé sur la nature du travail de Rimbert, il faut remarquer que cela a aussi fort déplu à nos abonné·es. Prenons le commentaire le plus aimé du forum, celui de Jeanel. Notre abonné affirme : "Sur l'Ukraine comme sur le Covid, s'éloigner de la pensée dominante vaut condamnation immédiate, y compris chez ASI." Encore une fois, il n'a jamais été question d'une condamnation immédiate du travail de Rimbert, simplement d'une mise en perspective critique – ce qui est tout de même le but premier de notre média. Le forum a en tout cas mis en relief un argumentaire récurrent de nos abonné·es à l'encontre de nos enquêtes sur ces médias qui seraient de "notre camp", à savoir des médias plus ou moins indépendants, incarnant une alternative dans les lignes éditoriales de gauche pour ne pas porter préjudice à "la cause." 

C'est ce que le médiateur comprend du commentaire de Jeanel, qui déplore de la part de Loris "un article à charge" et tient à rappeler que "le Diplo malgré les problèmes que vous rapportez reste une exception par rapport à la médiocrité du paysage médiatique actuel". Le médiateur ne peut qu'abonder en ce sens. Cela ne peut les exonérer de passer dans la moulinette de la critique média. D'autant que d'autres de nos abonné·es n'ont guère goûté les articles de Rimbert, comme xtf, qui explique s'être désabonné du mensuel : "Je n'en pouvais plus du tropisme relativisme pro-russe à propos de la guerre en Ukraine."

Dumay et l'Ours

Un des grands axes de l'article de Loris, qui a valu une réponse cinglante de la part du Monde diplomatique, s'articule autour du cas de Jean-Michel Dumay, chef d'édition du mensuel, qui depuis 2019 a enchaîné ni plus ni moins que 19 CDD et avenants dans le journal, et a demandé la requalification d'un de ses contrats en CDI. Dans sa réponse, Bréville argue que  "M. Dumay bénéficiait d'une liberté et d'une autonomie totales dans le cadre de la réalisation de ses enquêtes, et c'est de son propre chef qu'il avait poursuivi son travail au-delà du terme du CDD, sans en informer la direction." Et de résumer l'affaire ainsi : "Son recours en justice n'est qu'un artifice juridique masquant la réalité de ce qui n'est, en définitive, qu'un chantage." Loris note que les arguments de fond avancés par le Diplo n'ont pas la force que le journal prétend : car les prud'hommes n'ont tout simplement… pas examiné ledit fond. Comme le rappelle Loris dans son enquête, le contrat de Dumay contenait une clause l'empêchant de pouvoir poursuivre son employeur plus d'un an après la fin du contrat. C'est là-dessus que s'est basée le conseil des prud'hommes pour délibérer, et non sur les arguments du Diplo.

D'ailleurs, Dumay n'a pas encore épuisé tous ses recours. On relèvera aussi que la direction du mensuel ne répond pas sur l'enchaînement des 19 CDD de son chef d'édition – un poste pourtant central dans le fonctionnement d'un journal papier –, qui, très franchement, relève davantage d'une précarisation que de bonnes pratiques de gestion des ressources humaines (enfin selon l'idée qu'on s'en fait). Comme le souligne Loris au médiateur : "Il est évident que quelqu'un qui est en CDD fait face à tout un tas d'obstacles auxquels ne fait pas face une personne en CDI."

Dumay s'est aussi battu pour voir apparaitre son nom dans l'Ours (la liste des signatures) du journal, la direction du Diplo ne l'y ayant avant jamais intégré. Le journal se défend en invoquant le fait que Loris omet trois points : 
- "1) depuis la création du Monde diplomatique en 1954, cet ours n'avait jamais inclus le nom des pigistes et des CDD – la plupart des ours des journaux n'incluent même pas le nom de tous les journalistes permanents". Certes, enfin, pour un rôle aussi central que celui de chef d'édition, ça se discute : la qualité du contrat n'influant pas sur l'importance de la fonction. On relèvera en outre que certains médias mettent même dans leur Ours le nom de leurs stagiaires, et ajoutent même des pages avec le nom et la photo des pigistes qui ont collaboré pour tel ou tel numéro. Là-dessus, les pratiques du Diplo sont loin de faire autorité. 
- "2) les circonstances dans lesquelles nous avons différé la décision d'inclure Jean-Michel Dumay dans l'ours – la perspective d'un conflit en Ukraine qui requérait toute l'attention du directeur du journal et du rédacteur en chef – avant de finalement l'y intégrer"  D'après les éléments en la possession de Loris, Dumay a initialement affronté un refus assez ferme, jusqu'à déposer sur son bureau une version de l'Ours intégrant d'autres noms mais pas le sien, épisode confirmé par différents témoignages. Ce que la perspective d'un conflit en Ukraine ne saurait, selon lui, ni expliquer ni justifier.
- "3) ni que, lorsque nous avons annoncé cette décision à Jean-Michel Dumay, il a aussitôt réagi en ces termes, par un courriel du 16 février 2022 : «Merci Serge [Halimi] et Benoît [Bréville], pour cette décision. Retournons vite au travail. Amicalement. Jean-Michel»". C'est vrai, Loris n'en a pas parlé. Il n'était pas en possession de ce courriel, m'a-t-il indiqué.

Sur le cas Dumay, Bréville souligne des affirmations de Loris qui pourraient être des erreurs factuelles. Par exemple,  Loris écrit que "Jean-Michel Dumay tente d'intégrer l'association des salariés, arguant qu'aucune différence ne peut être faite entre CDI et CDD. La direction refuse tout net. Le successeur désigné de Serge Halimi, Benoît Bréville annonce à l'association des salarié·es qu'il n'embauchera pas Dumay." Bréville répond : "La deuxième phrase constitue une erreur grave pour une information aussi facilement vérifiable. Nous sommes donc tentés de l'assimiler à un mensonge caractérisé. La direction n'a en effet aucun pouvoir sur les décisions que prend l'association des salariés dans un cas de ce genre. C'est le conseil d'administration de l'association qui est juge. Il est élu ; aucun de ses cinq membres ne faisait partie de la direction. Et c'est cette instance composée de salariés, pas la direction, qui a rejeté la demande de Jean-Michel Dumay en se fondant sur les statuts de l'association." Loris confirme au médiateur avoir été "réducteur" : "J'aurais peut être dû écrire que c'est la «Gunter» (association des salarié·es, ndm*) qui commande une expertise juridique à un cabinet d'avocat, pour comprendre ce que disent les statuts par rapport à la demande de Jean-Michel Dumay. Le cabinet indique qu'en l'état actuel des statuts, il n'a pas de droit d'entrée à la Gunter. D'après mes témoignages, la direction fait plus que soutenir les conclusions de l'expertise juridique, et je résume le tout de manière tellement concise, qu'on peut la considérer, au moins partiellement comme fausse." 

Si vous voulez entendre plus longuement Loris sur le cas Dumay, le médiateur ne peut que vous conseiller d'aller l'écouter à partir de 2 h 37 dans son numéro de Proxy du 19 avril dernier

Profits et précarités

L'enquête de Loris pointe également le fait que le journal est en grande partie produit par des pigistes, statut au sujet duquel il ne faut guère être un premier prix de marxisme pour savoir qu'il revêt une bonne – voire une immense – part de précarité.

Notons tout de même de la part du Diplo une certaine mesquinerie dans sa réponse. Bréville écrit : "Notant la différence de revenus entre les salariés permanents du Monde diplomatique et les pigistes «nettement moins loti·es», vous semblez attribuer à notre seul mensuel cette injustice structurelle de la presse française." Bon bah, non, ASI n'a pas attendu le Diplo pour s'inquiéter du sort des pigistes et ce dans bien d'autres rédactions, comme ici, ou . Plus loin, le directeur de la rédaction explique : "Le «Diplo» rémunère les pigistes 110 euros le feuillet de 1 500 signes, l'un des tarifs les plus élevés de la place. C'est sans doute insuffisant, mais qu'en est-il d'Arrêt sur images ? 50 euros le feuillet en 2021 selon le site Paye ta pige." Ironie du sort,  le site Paye ta pige n'indique guère une telle tarification de la part du Monde diplomatique : on y trouve plutôt des tarifs entre 75 et 83 euros bruts le feuillet, mais sans doute le site n'est-il pas à jour sur cette question. Et il faut se réjouir que le mensuel ait augmenté le tarif des piges. 

Quant aux tarifs d'ASI, ils sont en effet en-dessous de ce que payent le Diplo et de nombreux médias. Et nous le regrettons, et nous cherchons à les augmenter régulièrement (le médiateur étant un ancien pigiste, il voit très bien ce qui est en jeu ici). Nous sommes évidemment limités par nos bénéfices, bien loin de ceux du mensuel, et nous ne sommes adossés à aucun actionnaire extérieur. Contrairement au Diplo, qui malgré une grande indépendance éditoriale, est possédé à 51 % par le groupe Le Monde, lui-même détenu à 75 % par une holding aux mains, entre autres, des hommes d'affaire Xavier Niel, Mathieu Pigasse et Daniel Kretinski. Et, malheureusement pour nous, nous ne jouissons pas des performances économiques du mensuel – performances dont nous ne pouvons que nous réjouir.

En parlant des profits du Diplo, le médiateur a été pour le moins interloqué par l'utilisation du terme "superprofits" utilisé par Loris pour parler des bénéfices du Diplo. "De 2016 à 2021, son résultat d'exploitation approche ou dépasse toujours les deux millions d'euros, soit de 15,9 % à plus de 20 % du chiffre d'affaires annuel – à peine moins que les 25 % de superprofits réalisés par Total énergies en 2022", écrit notre rédacteur en chef. Si le Larousse définit un "superprofit" comme un "profit considérable, au-dessus des profits habituels", on remarquera que la constance de la santé financière du Diplo s'appuie davantage sur le succès éditorial du journal qui a su s'imposer sur le long terme comme un des médias majeurs à gauche en France (et qui est aussi un succès international). 

Dans les médias, le terme "superprofit" s'est imposé également pour désigner les gains exceptionnels réalisés par des multinationales ayant largement profité de la conjoncture économique récente (explosion des coûts des matières premières ou du trafic maritime entre autres). C'est le cas par exemple de Total, et de CMA-CGM. Pas du tout du Diplo, qui doit en outre faire face, comme toute la presse, à la hausse des tarifs du papier. Si les pourcentages de bénéfices sont proches, l'écart entre les ordres de grandeur (quelques millions pour le Diplo, des dizaines de milliards pour CMA et Total) montrent encore qu'on ne parle pas du tout de la même chose. On ajoutera, comme le rappelle Bréville, que le mensuel ne verse aucun dividende. Loris persiste auprès du médiateur : "Les résultats du Diplo sont exceptionnels pour n'importe quelle entreprise. Et cela pose aussi la question du partage de la valeur avec les pigistes."

Cette fameuse question du partage de la valeur vaut à Loris une défense de Bréville sur la façon dont fonctionne l'intéressement au Diplo. Loris nous rappelle que si les pigistes ont bien été augmenté·es en février 2022 (comme le rappelle Bréville), ils ne peuvent prétendre à intéressement. En outre, Loris pointe du doigt la faible augmentation générale des rémunérations par rapport "à l'inflation à deux chiffres" qui frappe la France. Une erreur, observe Bréville, tout comme le médiateur. Loris la reconnait et précise : "Il n'y a pas d'inflation générale des prix à deux chiffres. En revanche, il y a bien une inflation à deux chiffres des prix de l'alimentation (de 16,9 %, ndm), ce qui touche bien plus les pigistes que les permanents." Bréville rappelle aussi que les CDD ont eu le droit à l'intéressement. Loris explique en effet avoir "éludé le sujet" : " Ça ne me paraissait pas significatif par rapport à la masse des pigistes, qui eux n'ont pas le droit à l'intéressement."

De l'antisyndicalisme...

Certain·es de nos abonné·es se sont interrogé·es sur la présence de la CFDT dans notre enquête, syndicat qui, comme le rappelle Bréville, n'a aucun poids dans son journal. Pour Bréville, le syndicat poursuit dans nos colonnes une "offensive" qu'il aurait lancée contre le Monde diplo. Loris explique au médiateur que selon le protocole d'accord électoral du journal, pas ou peu de pigistes du Diplo pouvaient se présenter aux élections professionnelles. Sous l'impulsion de la CFDT, des échanges entre pigistes et le Diplo se sont enclenchés. La direction du journal a estimé qu'il n'était pour le moment pas opportun de modifier le protocole électoral, fermant la voie à la possibilité de pigistes de se présenter, et mettant en échec la CFDT. Mais Loris insiste auprès du médiateur sur le fait que la CFDT ne s'est pas engagée dans cette bataille pour le seul goût de la joute syndicale. C'est parce que plusieurs pigistes – et parmi eux des collaborateurs majeurs du journal, pas des ennemis de la CGT, contrairement à ce que veut faire croire le Diplo –, se sont rapprochés du syndicat pour demander au journal une meilleure répartition de ses profits."La CDFT ne s'est pas levée un matin en se disant «tiens on va coller des délégués syndicaux au Diplo»", insiste Loris.

… à une affaire de harcèlement 

La question syndicale réapparait plus tard dans l'enquête de Loris. Ce dernier raconte comment un élu du personnel, notamment en faveur de l'embauche de Dumay, a été licencié par le Diplo pour des faits de harcèlement. Bréville fait une lecture bien moins mesurée du récit de Loris : "Votre article privilégie l'angle d'un antisyndicalisme imaginaire à celui d'une affaire de comportement déplacé entre un salarié et sa collègue sur laquelle ont porté deux enquêtes contradictoires successives, assurément plus fouillées et objectives que celle de votre média."  Bréville souligne un premier problème selon lui : "Le récit des agissements passés de l'élu du personnel est lui aussi faussé. Votre journaliste évoque simplement «l'insistance de ce collègue à vouloir la séduire». Il s'agissait d'avances à caractère sexuel, répétées malgré de multiples refus, malgré l'expression réitérée d'un malaise, malgré l'intervention d'une collègue à laquelle la salariée avait confié sa détresse."

Pour Loris, son passage sur les faits de harcèlement qui ont eu lieu au Diplo, ne témoigne pas "d'aménité ni de bienveillance" envers le salarié accusé, notamment quand il explique que ledit salarié "humilie"  sa collègue lors d'un épisode de tensions, ou quand il rappelle que le cabinet d'avocat mandaté pour une enquête interne conclut sur un harcèlement sexuel "susceptible d'être caractérisé pénalement", et un harcèlement moral qui "paraît en l'état constitué".  S'il est, à la lecture de l'enquête de Loris, difficile de penser qu'il prend partie pour le présumé agresseur au détriment de la présumée victime, il est clair qu'il ne rentre pas dans le même niveau de détail que Bréville. "Après échange avec mes sources, j'avais convenu de garder confidentiels des éléments que Bréville diffuse."

Plus loin, Bréville ajoute : "Loris Guémart évacue de son récit un élément central dont il avait pourtant eu connaissance : le témoignage d'une ancienne stagiaire. Cette jeune femme a déclaré, elle aussi preuves à l'appui, avoir subi diverses avances, propositions sexuelles et pressions de ce même salarié qui, une fois éconduit, s'était mis à tenir des propos vexatoires. Du reste, alors qu'elle l'avait bloqué sur les réseaux sociaux pour faire cesser ses nombreux messages, le délégué a continué à l'importuner en utilisant, entre autres, le compte Instagram du Monde diplomatique." Loris répond au médiateur que cette dernière information (l'utilisation du compte Instagram du journal) n'a pas pu être recoupée par ses soins, même s'il avoue qu'elle est bien reprise par l'inspection du travail. Plus globalement, Loris a décidé de ne pas reprendre ce témoignage "car il s'agissait d'un écrit évoquant une soirée, et que je n'ai pas eu assez de témoignages pour le corroborer". Et Loris de conclure : "Je m'en suis tenu aux autres éléments que j'avais pu vérifier sur une histoire suffisamment complexe à raconter."

Plus globalement, Loris estime "avoir accordé une part substantielle sur cette affaire de harcèlement dans son article" : "Je ne pense pas que l'intégralité des affrontements internes des 14 derniers mois relèvent uniquement de cette situation entre les deux salarié·es. Ce sont des épisodes qui se sont entremêlés dans cette crise interne à tous les niveaux. Et j'ai essayé de lui attribuer la place nécessaire dans cet article." Loris affirme aussi, que contrairement à la direction du Diplo qui se pose comme le premier rempart contre l'oppression au sein de son journal, les éléments qu'il a recueillis sont autant de "raisons de douter de la pureté des intentions de la direction". Loris explique : "La direction présente la séquence 2022 comme une lutte farouche contre le harcèlement d'un salarié sur une autre. Il aurait fallu rappeler que cette même direction a mis plusieurs semaines, et a dû attendre la mise sous pression de la victime (notamment en prenant un avocat, ndm) avant d'engager des procédures à la hauteur de ce qu'elle affirme aujourd'hui, et c'est précisément ce qui me semble infirmer que la direction était tout entier absorbée par la gestion de cette situation-là."

En outre, face au ton très offensif de la réponse au Diplo, Loris tient, lui aussi, à se défendre : "Je trouve cette réponse extrêmement malhonnête de la part du Monde diplomatique, qui, par ailleurs laisse un autre de ses salariés insulter à intervalles réguliers et sous l'emprise de l'alcool certain·es de ses collègues par mail (mails qu'a pu consulter le médiateur, ndm). Donc que Benoit Bréville monte sur ses grands chevaux en affirmant défendre ses salarié·es alors que l'un d'eux passe impunément sa vie à insulter ses collègues, je trouve que c'est se foutre de la gueule du monde. Cela fait partie des choses que je n'ai pas évoquées pour ne pas me perdre dans une enquête déjà très dense." Le médiateur, au vu des éléments qu'avait Loris, ne peut que regretter qu'il n'ait pas abordé ces faits dans le détail dans son enquête, pouvant ainsi révéler une autre facette des errances managériales du journal. 

"Une succession d'erreurs et d'approximation"

À la fin de sa réponse, Benoit Bréville ajoute "en vrac et entre autres, les erreurs suivantes", auxquelles Loris nous a répondu :

-Ce qu'écrit Benoit Bréville : "Serge Halimi n'a pas «formellement passé la main en octobre 2022». Mon élection par le conseil de surveillance du Monde diplomatique est intervenue le 30 novembre 2022 et je suis devenu directeur le 1er février suivant."
- Réponse de Loris Guémart : "Ce passage vient «très haut» dans l'article. Je rentre dans les détails de cette passation plus loin dans l'article. Ma formulation est réductrice."

- Bréville : "Vous présentez le «licenciement d'un délégué du personnel et la procédure aux prud'hommes de Jean-Michel Dumay» comme «deux grandes premières pour le journal». C'est une erreur doublée d'une omission. Erreur : une salariée avait déjà été licenciée quelques années auparavant."
- Loris : "C'est malhonnête : la salariée avait été licenciée à sa propre demande."

- Bréville : "Vous évoquez des propos qu'aurait tenus «Serge Halimi devant l'association des salariés le 13 novembre en annonçant son départ de la direction de la publication». Nous ne savons pas de quoi vous parlez. Le 13 novembre, j'avais déjà été choisi comme candidat de l'association des personnels, dite Gunter Holzmann (avec deux «n»), à une très large majorité, et confirmé par le conseil d'administration des Amis du Monde diplomatique, à l'unanimité. Par ailleurs, le 13 novembre 2022 était … un dimanche, un jour de la semaine pendant lequel nous n'organisons pas de réunion."
- Loris : "C'était en effet une erreur. Il s'agissait du 13 octobre. J'ai mis l'article à jour. Pour le reste, je précise à plusieurs endroits dans l'article ce qu'il s'est passé le 13 octobre…"

- Bréville : "Vous écrivez : «L'an dernier, les délégué·es du personnel ont demandé au futur directeur Benoît Bréville de “revoir l'accord d'intéressement pour qu'il bénéficie plus largement aux pigistes réguliers”. Il a refusé.» Présenté de cette façon, c'est faux. En réalité, cette demande figurait dans une liste de onze exigences qui m'avaient été soumises moins de cinq heures avant une réunion durant laquelle j'étais sommé de me prononcer, et qui auraient transformé l'organisation du journal. J'ai simplement refusé de les accepter en bloc sans avoir au préalable examiné ces demandes et leurs conséquences avec les autres membres du directoire ainsi qu'avec les services financier, juridique et technique du journal."
- Loris : "Ma formulation n'établit pas de lien direct entre la demande formulée par les pigistes et cette liste d'exigence. Pour le reste, ce que j'écris est vrai, il a bien refusé de les accepter et n'a pas proposé de les examiner.  Il n'invite, par exemple, pas les délégués du personnel à une réunion pour en parler plus tard. Je précise d'ailleurs juste en-dessous, qu'on est à quelques heures de la réunion, et que Bréville ne trouve pas ça «sérieux»."

- Bréville : "Dans le dernier paragraphe, vous indiquez qu'«en janvier, deux des trois délégué·es du personnel du Monde diplomatique ont démissionné, ainsi que le président de l'association Gunter Holzmann, remplacé le 9 mars par la salariée ayant dénoncé son harcèlement» sans préciser que ce remplacement a procédé d'un vote – avant d'affirmer que «les représentant·es du personnel élu·es le 4 avril l'ont été avec 13 à 23 voix». Or le représentant le moins bien élu l'a été avec 16 voix et non pas 13."
- Loris : "C'est effectivement une erreur, c'est bien 16."

Les coulisses d'une pénible enquête

En conclusion, Bréville accuse Loris d'une profonde partialité. "Plusieurs salariées du Monde diplomatique interrogées par Loris Guémart ont été frappées par son obsession :  «son unique objectif était de me faire dire du mal de Serge Halimi et Pierre Rimbert. Je refusais de commenter mais il revenait sans cesse à la charge sous un autre angle»," rapporte Bréville. "Oui, quand je n'ai pas de réponse à une question, j'ai tendance à revenir à la charge", explique Loris au médiateur. De quoi traduire un parti pris obsessionnel ? "Je pense qu'après la centième page de documents et d'échanges internes, on commence à avoir une petite idée de la nature des relations au sein du Monde diplomatique." Car contrairement à ce que veut faire croire le Diplo, l'enquête de Loris ne s'appuie pas sur ses supposées intentions malveillantes, mais sur près de quinze témoignages et de nombreux documents, dont des extraits de correspondance –que le médiateur a pu consulter. Le tout corrobore une certaine ambiance délétère au sein de la rédaction du journal. 

Cette enquête, Loris l'a entamée en novembre 2022, à la suite d'une brève publiée dans le Canard enchaîné, remettant en cause le respect des règles de démocratie interne de la part de Serge Halimi. L'intéressé a répondu dès le lendemain directement au directeur du Canard.  l'époque, rappelle Loris, le sujet initial sur lequel on met la main, ce sont des reproches croisés entre deux médias de gauche. Je pressens deux à trois jours de travail." Et comme le reste de la rédaction est chargée à ce moment-là, Loris s'en empare. "C'est seulement dans un second temps, après avoir contacté quelques personnes au sein du Diplo, que je découvre qu'il va y avoir une enquête au long cours. Sauf que je suis déjà dans le processus et je me rends compte que ça va être compliqué à transmettre à quelqu'un d'autre dans la rédaction." Notamment parce que Loris fait face à des sources "extrêmement frileuses", qu'il "gagnait leur confiance", et que "ce n'était pas sérieux de filer ses contacts dans un second temps à un autre journaliste de la rédaction". Mais globalement, Loris regrette d'avoir pris en main cette enquête : notamment parce que cela nous aurait permis de la sortir plus tôt. Et dans des conditions plus sereines.

Pris par ses tâches de coordination de la rédaction, Loris a pendant assez longtemps mis le bouclage de son enquête en pause. "Je n'étais pas pressé, pense-t-il, car il y avait encore des rebonds en interne. Je savais que j'étais seul sur le sujet et que je serais prévenu si ça n'était plus le cas. Ce qui s'est passé." Au printemps, il est en effet mis au courant que Libération, attiré par le communiqué de la CFDT à propos des pigistes, est aussi sur le dossier. Compte tenu de la densité d'informations à absorber, Loris estime que le quotidien mettra plusieurs semaines à publier mais il apprend mi-avril que Libé va publier dans quelques jours. Il doit alors boucler en vitesse, alors qu'il aurait pu le faire dès le mois de mars. Face à l'urgence, il doit donc écrire son article en trois jours puis précipite son bouclage et son édition suite à la publication de l'enquête d'Adrien Franque dans Libération

"Ça a certainement porté préjudice à l'article", conclut Loris. Première victime, la brièveté : 20 minutes de lecture, un chiffre assez exceptionnel chez ASI – qui essaie de ne pas franchir le seuil des douze à treize minutes en général (ce que le médiateur n'a donc pas réussi à faire). Il aurait été préférable, selon l'avis de Loris, et de Paul Aveline, rédacteur en chef adjoint en charge de l'édition de son article, de diviser l'enquête en deux parties, afin d'alléger la lecture, et être plus précis sur certains points. Mais aucun des deux, vu la construction de l'article de Loris, n'ont vu comment le faire dans des délais de parution impérativement plus courts. Enfin, aurait-on pu imaginer prendre le temps de boucler sereinement l'article malgré la publication de Libé ? Pas selon Loris : "Il me semblait important de ne pas laisser l'enquête de Libération seule en ligne alors même que je jugeais la mienne plus approfondie."

L'enquête de Loris incarnait-elle, comme croit savoir Bréville, "le désir de vengeance d'anciens salariés, désavoués par leurs collègues ou jusqu'ici par la justice, [qui] a ainsi rencontré la volonté d'un journaliste d'attaquer une publication dont il conteste la ligne éditoriale ?" C'est en tout cas ce qu'aimerait en garder le Diplo. Une formule dont on saluera l'équilibre et la nuance – bien loin, me semble-t-il, des standards de ce journal. Le médiateur voit plutôt dans cette réponse une volonté de la part de la direction du mensuel de blanchir complètement son rôle dans la longue crise que son journal a traversé, au prétexte des erreurs et approximations de Loris. Circulez, il n'y a rien à voir, comme si se remettre en question semblait être exclu. Si lesdites approximations et erreurs sont réelles (pour certaines) et appelaient une réponse de notre part, elles ne peuvent, selon le médiateur, épuiser tous les éléments factuels apportés par ASI

ndm* : note du médiateur

Loris Guémart a été invité par le médiateur à relire ses citations. 

PS : un certain nombre de questions des asinautes restent sans doute en suspens. Le médiateur tâchera, tant que faire se peut, de répondre dans les commentaires. À vous lire.

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