Tchao "Matinaute", bonjour "Obsessions" !
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Tchao "Matinaute", bonjour "Obsessions" !

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C'est l'histoire d'un billet quotidien, sur ce site. Mis en ligne le matin, à 9 h 15 (presque) précises, il s'appelait pour cette raison le Matinaute. Cette contrainte horaire implacable, que je m'étais fixée à moi-même, n'avait d'autre raison que de m'obliger à une gymnastique intellectuelle rigoureuse, et à constituer une sorte de socle mental pour les tâches de la journée. Souvent, à l'époque où j'animais le site, c'est la rédaction du Matinaute qui me donnait des idées d'enquêtes et d'émissions.

Le Matinaute accompagnait, consolait, énervait nos abonné·e·s. On me le disait dans les forums. On le lisait parfois pour le plaisir d'être en désaccord. Il suscitait parfois des menaces de désabonnement, qu'il fallait s'efforcer d'ignorer, parce qu'on ne fait pas un media en tremblant devant les menaces. Il constituait la photographie d'un instant, d'une humeur. Il était évidemment subjectif, injuste parfois, toujours sincère. Comme l'explique Loris Guémart, dans cette chronique du médiateur qui a oublié mon prénom, il n'était relu par personne avant publication, pour des raisons de souplesse, pour ne pas imposer à un autre membre de l'équipe une tâche supplémentaire à cette heure matinale. Le cas échéant, il pouvait être corrigé après publication. À l'époque où j'assurais moi-même les fonctions de directeur de la publication du site, cette anomalie ne posait pas de problèmes particuliers. Les directeurs successifs, Emmanuelle Walter et Loris Guémart, n'y virent non plus aucun inconvénient. Quand, redoutant l'usure, je le rendis irrégulomadaire, certains dans l'équipe le regrettèrent.

Écrire et publier sans relecture, dans un média, est certes atypique. Mais cette anomalie, outre la souplesse de publication, présente l'avantage de délivrer l'auteur du "surmoi" du media. Tout media exerce un surmoi sur ses journalistes. Ayant aussi publié, et publiant encore, dans des journaux plus institutionnels, riches d'une histoire et d'une mythologie, je sais comment, malgré soi, on écrit pour ce media-là. On s'insère dans une tradition idéologique, politique, humaine, stylistique. Insensiblement, on se coule dans le ton. On écrit moins surprenant. Et je pense que sur un site encore relativement neuf comme le nôtre, pour rester vivants, il faut parfois oser le "sans filet". Quitte à signifier clairement cette atypie aux abonnés, ce que nous aurions dû faire depuis le début.

Le 3010 ème Matinaute, depuis la création de la rubrique, est paru le 18 septembre, à 9 h 16 (Oups ! Toutes mes excuses). J'y raconte comment sur Twitter, j'ai posté, puis supprimé, un tweet imprécis, laissant penser que j'établissais une comparaison entre Fabien Roussel et Jacques Doriot. Dans ce texte, je précisais que ma comparaison n'est pas entre les biographies des deux personnages, mais constitue une photo, au stade actuel, de leurs trajectoires. Il me semble que Fabien Roussel suit en effet une trajectoire à la Doriot, même si cette trajectoire vers l'extrême droite n'est pas achevée aujourd'hui, dans le magma des reconfigurations politiques.

Roussel transforme d'incontestables propositions de gauche en appels de phares vers la droite et l'extrême droite, elles-mêmes en reconfiguration, qui les reçoivent cinq sur cinq et l'accueillent comme un des leurs. Il vend de la mesure de gauche avec un emballage d'extrême droite (ou l'inverse).  Il produit dans une partie désorientée du peuple de gauche de la dissonance cognitive permanente. J'avais déjà écrit à peu près la même chose dans Libé en janvier 2022, sans prononcer le nom de Doriot, il est vrai.

De ce tweet trop rapide, aurais-je dû m'excuser ? J'ai relu consciencieusement, dans leur contexte, toutes les déclarations problématiques de Fabien Roussel dans les dernières années. Peut-être, en effet, était-il victime d'une diabolisation à base de petites phrases tronquées, savamment orchestrée par le camp Mélenchon. En conscience, j'ai estimé que non. Trop c'est trop. Une fois, deux fois, passe encore. Dix fois, c'est une stratégie, consciente ou inconsciente.

Je comprends que ce refus d'excuse choque l'ethos de l'équipe, ethos que j'ai forgé dans une période moins lourde de menaces. Mais s'excuser, auprès de qui ? De l'émetteur d'appels de phares ? Si je devais des excuses, c'est au public, à ce peuple de gauche désorienté, pour ma précipitation de twitto qui a affaibli l'analyse sur un point de détail. Et aussi à l'équipe, dont le travail se trouve fragilisé par ce genre d'erreurs par rapport à l'extérieur malveillant (les abonné·es de longue date, eux, ne s'y sont pas trompés, comme l'exprime le forum). 

Puisqu'on parle de trajectoire, il me semble honnête de tenter de faire partager la mienne. J'ai créé l'émission (en 1995), puis le site indépendant Arrêt sur images (en 2007), dans un contexte  politique plus stable qu'aujourd'hui. Gauche et droite traditionnelles alternaient au pouvoir, partageant un socle minimal de valeurs communes (supériorité de la démocratie formelle, attachement aux droits humains, condamnation du racisme). Le dérèglement climatique n'avait pas encore pénétré les esprits. Cela rendait praticable, pour une démarche de critique des médias, une position de surplomb, affectant de ne pas trop considérer le monde au-delà des distorsions structurelles des médias qui le représentent. 

On n'en est plus là. Sur la France, sur l'Europe et sur la planète planent des dangers inédits, auxquels mes plongées dans les années 30 m'ont rendu particulièrement sensible (même si, oui, je sais, les-situations-ne-sont-pas-totalement-comparables). Ce n'est plus à Coca-Cola, comme naguère le TF1 de Patrick Le Lay, que Bolloré cherche aujourd'hui à vendre des cerveaux disponibles. C'est aux forces grondantes de la guerre sociale, de la guerre ethnique, de la guerre civile. Face à ces dangers, la tâche traditionnelle d'Arrêt sur images reste nécessaire. Elle ne suffit plus. Ce travail doit être restitué dans une perspective plus large, dans sa dimension politique et tragique. À la guerre comme à la guerre.

La fin de l'histoire n'est pas écrite. Mais la dérive d'un Roussel, à mes yeux, s'inscrit dans le glissement général de la scène idéologico-politique vers la droite et l'extrême droite. J'ai tenté de l'exprimer. Que Sophia Chikirou et Jean-Luc Mélenchon aient sauté sur cette analyse, c'est leur liberté, mais cela ne m'enrégimente pas pour autant à LFI. Si le citoyen que je suis a ressenti la création de la Nupes, l'an dernier, comme une bouffée d'air pour le pays, le journaliste compte bien conserver sa distance critique sur ce mouvement ou ce qu'il en reste, comme sur tous les objets politiques.

Le Matinaute pouvait être perçu comme engageant le site. Partant, j'aurais dû avoir le réflexe de le faire, pour une fois, relire avant publication, et d'y insérer une éventuelle réaction de la rédaction en chef. Tirant la leçon de l'épisode, nous sabordons donc le Matinaute, après de longues années de bons et loyaux services. Ce 3010 ème aura été le dernier. Mais séchez vos larmes : sur ses cendres, sera incessamment créé un joli blog tout neuf. Un blog en accès libre, indépendant de la rédaction en chef, rédigé sous ma seule et unique responsabilité, ce qui sera clairement signifié pour que personne ne puisse confondre le fondateur et le media. Il s'appellera Obsessions. Parce que je suis un peu obsessionnel, les plus anciens s'en sont aperçu. Parce que je me suis peut-être trop forcé, dans le Matinaute, à varier les sujets, un media étant supposé parler de tout. Parce que l'heure est peut-être à creuser, à approfondir, à s'obséder un peu, et qu'il faut assumer ses obsessions (tout en restant, bien entendu, attentif aux signaux faibles inattendus). Parce que voilà.

PS. En attendant, reste aussi l'espace chroniqueur Initiales DS, comme celui-ci, dont les textes sont classiquement relus avant publication. Restent encore les émissions PostPop et Sur la planche, que j'ai le bonheur d'animer. Je vous recommande notamment la toute dernière, où il est question d'amour et de deuil.

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