Infâmie et réhabilitation du steak
"Les viandes rouges classées cancerogènes"Le Monde en manchette, concluant d'un terrifiant coup de cymbales toute une journée pendant laquelle, des réseaux sociaux aux chaînes d'info continue, les deux mots, viande rouge et cancer, ont dansé une démoniaque sarabande.
Rassurez-vous, lecteurs carnivores : en page 7, Le Monde est déjà moins sûr. Dans le rapport du CIRC (Centre International de Recherches sur le Cancer), organisme dépendant de l'OMS, les viandes rouges (boeuf, veau, porc, agneau, mouton, cheval et chêvre) sont devenues "probablement" cancérogènes, tandis que les viandes transformées (jambon, saucisses, corned beef, sauces à base de viande) le sont, elles, certainement. Encore faut-il distinguer ici aussi le cas de la version en ligne de l'article, dans laquelle le "probablement" est assorti de mystérieux guillemets. En sept pages, le steak a reconquis sa présomption d'innocence.
A la lecture de l'article du spécialiste médical du journal, Paul Benkimoun, se confirme ce que le lecteur averti pressentait : s'il existe de "fortes indications" sur l'effet cancérogène de la viande rouge, lesdites viandes rouges ne seraient responsables, dans le monde entier, que de 50 000 décès par an (à comparer avec le million de morts du tabac). L'ensemble assaisonné de phrases énigmatiques, comme celle-ci : "chaque portion de 50 grammes de viande transformée consommée quotidiennement accroît le risque de cancer colorectal de 18 %" (que celui qui l'a comprise nous écrive. Il décrochera le jambon).
Autrement dit, on est en face d'une étude, sans doute intrinsèquement irréprochable, mais exploitée par les médias de manière stupide et alarmiste. Et qui ne prend en compte qu'une partie de la question. Comme le rappelle Sylvestre Huet, de Libération (nettement plus prudent que Le Monde sur le sujet) "des centaines de millions d'êtres humains seraient en meilleure santé s'ils avaient un peu plus de viande à leur menu".
Pourquoi ne pas lui avoir accordé l'asile en manchette, à cet adverbe "probablement" qui change tout ? Trop gourmand en place ? Sans doute. Un titre, chaque journaliste le sait, doit être percutant, immédiatement intelligible. Ce qui n'impose pas nécessairement de lui faire dire n'importe quoi. Pour caser l'adverbe salvateur, les titreurs du Monde pouvaient toujours supprimer le mot "classées", non indispensable, ce qui libérait 8 caractères. Restait une surcharge de 4 caractères. Impossible, vraiment, de caser 4 caractères supplémentaires ? Au pire du pire, remplacer le "classées" par "seraient" permettait aux titreurs de titrer juste sans aucun caractère supplémentaire (8 contre 8).
A la vérité, ce n'est pas une question de place. Chacun voit bien que l'adverbe "probablement" est tabou à la Une d'un journal. Même le "seraient" sent un peu le pâté (denrée cancérogène, comme chacun sait). A la Une d'un journal, ne peuvent trôner que des Certitudes Majuscules. Un événement est, ou il n'est pas. Les viandes rouges sont cancérogènes, ou elles ne le sont pas. A la Une, le conditionnel est réputé dissuader le lecteur. Pas de place pour les nuances de l'étude. Comment ? Que dites-vous ? Que dans ce cas, il valait peut-être mieux consacrer la manchette du journal à une autre information que ce rapport irrésumable ? Probablement.
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