"L'épineuse éthique" des journalistes "embedded" avec les humanitaires
Brève

"L'épineuse éthique" des journalistes "embedded" avec les humanitaires

Des "questions épineuses de déontologie". Dans un article publié le 8 février dans la revue de l'école de journalisme de Columbia, un journaliste indépendant basé en Afrique de l'Est, Andrew Green, raconte certains des dilemmes éthiques qui se posent aux reporters "embarqués" avec des humanitaires.

Il devait aller à Bentiu. En août 2014, le journaliste Andrew Green, alors basé à Juba (Soudan du Sud), est informé par des amis de la situation désastreuse dans le camp de déplacés de Bentiu, à mille kilomètres. 40 000 personnes se massent dans une base des Nations unies, de l'eau boueuse jusqu'aux genoux à cause des pluies torrentielles, manquant d'eau potable, de nourriture et de latrines. Certains humanitaires accusent la mission des Nations unies au Soudan du Sud (MINUSS) de rester passive. Green s'est spécialisé dans les sujets sur l'aide humanitaire et le développement : il veut s'y rendre, pour enquêter et raconter. Mais la seule manière pour lui d'arriver jusqu'à cette zone dangereuse est... de trouver une place dans un avion affrété par cette même Organisation des Nations unies.

Y aller ou non ? Dans un long article publié le 8 février dans la revue de l'école de journalisme de Columbia, Green raconte son embarras. "Je ne partais pas du principe que la MINUSS était responsable de la situation à Bentiu. Mais si c'est ce que mon enquête révélait, j'allais me retrouver face à un dilemme", se souvient le reporter. Publier un reportage à charge pour la MINUSS, revenait pour lui à "risquer de perdre l'accès, non seulement à Bentiu, mais également à tous les endroits desservis par la MINUSS, aux camps de déplacés se trouvant des les bases [des Nations unies], et peut-être même aux officiels de la mission, qui étaient souvent des sources clés pour mes articles." À l'inverse, atténuer le rôle éventuel de la MINUSS dans la situation des déplacés de Bentiu afin de conserver de bonnes relations avec ses sources revenait à mentir à ses lecteurs.

Cette anecdote, explique le journaliste, résume le dilemme des journalistes qui travaillent dans des zones où opèrent de nombreuses agences onusiennes et ONG : "En travaillant étroitement avec ces organisations, les journalistes peuvent laisser trop de contrôle à la communauté humanitaire [sur leurs écrits ou vidéos]. Mais s'ils refusent toute assistance de la part de ces humanitaires, des histoires vitales ne seront jamais racontées. La situation n'est pas différente de celles des [journalistes] «embarqués» avec des militaires, sauf que la plupart du temps, elle n'est pas encadrée par les accords explicites qui régissent ce type de relations."

Pigistes-communicants

Pour finir, Green se rendra à Bentiu, et écrira un article sur la situation dans le camp des Nations unies. Son enquête confirmera la situation terrible des déplacés, mais minorera les défaillances de la MINUSS, dépassée par les événements. Rétrospectivement, il estime avoir écrit un article "trop accommodant" avec cette dernière.

Autre cause de dilemmes éthiques, évoquée par Green : le fait que certains journalistes travaillent occasionnellement pour les services de com' de ces organisations humanitaires - ces mêmes organisations sur lesquelles ils retravailleront ensuite comme journalistes. Pour des journalistes pigistes - c'est souvent le cas de correspondants sur le continent africain -, ces collaborations bien payées peuvent être une véritable "corde de sécurité financière". Il évoque son propre cas : "Une mission que j'ai acceptée, qui consistait à écrire quelques articles pour le bureau de l'ONU SIDA au Soudan du Sud fin 2014 m'a permis de financer trois mois de reportages dans ce pays", raconte-t-il.

À en croire une employée des Nations unies interrogée par Green, la pratique est de plus en plus fréquente : ces organisations doivent répondre à de plus en plus de sollicitations de la presse, et embaucher ponctuellement des pigistes pour y répondre est une solution plus économique que d'entretenir de grandes équipes de communicants. Cela a notamment été le cas du Haut commissariat aux réfugiés au plus fort de la crise des migrants en Méditerranée, assure la source de Green au sein des Nations unies.

Un "disclaimer" pour les articles écrits grâce à la logistique d'une ONG ?

Difficile de se passer totalement des humanitaires pour travailler dans certaines zones. Mais pourquoi ne pas, dans un souci de transparence, signaler au lecteur les articles qui ont bénéficié d'un soutien logistique ? C'est ce que fait le site néerlandais OneWorld, spécialisé dans les questions de coopération internationale. "C'est possible d'expliquer à son public que l'on a besoin de l'aide d'une ONG pour se rendre quelque part", explique sa rédactrice en chef, Lonneke van Genugten. "Ce n'est pas une honte, mais il faut vraiment expliquer pourquoi." Le bandeau d'avertissement "Pour cet article, la rédaction a bénéficié de l'assistance logistique de l'ONG X ou Y" n'est pas encore entré dans les mœurs en France. Une question de temps ?

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