Moi, velibien, dans le collimateur de Le Pen
Brève

Moi, velibien, dans le collimateur de Le Pen

Vers la fin de la campagne du premier tour, le FN a découvert son ennemi privilégié. Surprise: c'est moi.

 

 

C'est nouveau: depuis quelques jours, je suis directement visé par le Front National. Non pas parce que Florian Philippot, directeur de campagne de Marine Le Pen, m'a appelé "Monsieur Schnaïïdermann" sur le plateau, vendredi. On ne se connait pas bien, avec Florian Philippot, on n'est pas intimes, il ne doit pas savoir qu'en signe d'intégration je préfère la prononciation à la française de mon nom à coucher dehors. Je ne me suis pas formalisé. C'est un point de détail.

Non. Si je me sens visé, c'est parce que son amie "Marine", comme il dit, a terminé sa campagne en cognant sur les "bobos", qui vont "bruncher en Velib".

Soyons clair. Je ne sais pas si je suis un "bobo". Je ne sais d'ailleurs pas exactement ce qu'est un "bobo". Je note qu'on ne m'a jamais traité de "bobo". Par ailleurs, je n'ai dû "bruncher" qu'une fois ou deux dans ma vie. Non pas que je sois opposé par principe à la dégustation de bagel au saumon, d'oeufs brouillés, de mini-viennoiseries, et d'un jus d'orange, le tout pour la somme de 20 ou 25 euros. Les gens font ce qu'ils veulent de leur argent. Mais il se trouve que j'ai le malheur de me lever en général assez tôt, même le dimanche, et... Bon, je ne vous raconte pas ma vie.

 

 

Le Velib, c'est autre chose. Allez, un come out: oui, j'ai une carte Velib (la cotisation annuelle se monte à un brunch et demie environ), et je l'utilise. Quand j'ai acheté ma carte Velib, c'était bêtement pour faire ce que je pouvais, à ma petite place, contre le réchauffement de la planète, autant que pour le plaisir de rouler à vélo. Aller au travail en Velib résulte d'une série de choix de vie, qui constituent aujourd'hui mon identité, bien davantage que mon nom à coucher dehors -que je n'ai pas choisi. C'est pourquoi je me sens bien plus atteint par la stigmatisation des velibiens, que par le fait que Florian Philippot m'ait appelé "Schnaïïdermann". Je ne me doutais pas que mon identité velibienne me placerait dans le collimateur de Marine Le Pen.

Depuis quelques jours, quand je croise d'autre velibiens sur notre piste cyclable de nantis, on se regarde d'un oeil torve. Comment savoir, si celui-ci, celle-là, ne sort pas d'une dégustation honteuse d'oeufs brouillés au saumon ?

Frappante fin de campagne: alors qu'un Sarkozy bardé de sondages buissonniers s'en prend encore, dans la grande tradition sarko-frontiste, à l'excision, aux porteuses de burqas, et aux cantines qui servent de la viande hallal, il est frappant, oui, que Marine Le Pen ait terminé sa campagne par cette attaque contre les velibiens, qui me place personnellement, pour la première fois, dans son collimateur. C'est un sentiment bizarre. Comme le dit une de nos @sinautes dans le forum, "on reçoit le discours autrement, plus intimement".

Oeufs brouillés et gauche-caviar

Faisons la part de la vraie nouveauté dans la nouvelle campagne de Le Pen. L'attaque contre le brunch n'est rien d'autre qu'une reprise la mythologie de droite et d'extrême-droite de l'oisif "qui se lève tard", par opposition à "la France qui se lève tôt". Pays réel contre élites déconnectées, majorité silencieuse contre minorités revendicatives, actifs contre assistés, on connait la chanson. Tout juste peut-on remarquer qu'en stigmatisant les oeufs brouillés, Le Pen élargit la cible, par rapport à la stigmatisation traditionnelle de la "gauche-caviar".

La stigmatisation des Velibs, c'est autre chose: d'abord une attaque contre les centre-ville, à commencer par le premier d'entre eux, le centre le plus honni de tous les centre-ville, Paris intra-muros et sa très proche banlieue, le Paris de Delanoë et de Paris-plage, Mecque des bobos (je m'empresse de signaler que je ne suis jamais allé à Paris-plage). Il y aurait une France du Velib, comme il y a une France du TGV.

A la discrimination ethnique, nationale, ou à la fracture laïque / religieux, encore en vigueur dans le discours frontiste ces tout derniers mois, Marine Le Pen substitue une discrimination purement géographique, celle des centre-ville et des lointaines zones péri-urbaines.

Relativisons immédiatement cette nouveauté.

Dans l'exploitation de cette fracture, Marine Le Pen n'est certes pas la seule. Le combat anti-taxe carbone de Ségolène Royal témoigne de sa sensibilité au sujet. Même Hollande, comme nous le remarquions ici, a préféré insister sur la thématique des "territoires délaissés", plutôt que sur celle des "quartiers difficiles". Quant à Sarkozy, il s'est jeté sur le livre de Christophe Guilluy, même s'il l'a exploité de manière moins spectaculaire que Le Pen (la campagne "Que le meilleur perde" de Sarkozy reste de toute manière le principal mystère des quatre derniers mois, mais c'est une autre question.)

En outre, cette nouvelle thématique lepéniste n'est peut-être pas intentionnelle. Comme le montre la perplexité de mon (nouvel) ami Florian Philippot quand je sollicite sa réaction, sur le plateau, au concept de "zones péri-urbaines", il est possible que l'investissement de ce créneau soit, de la part des dirigeants du FN, largement instinctif et inconscient. Mais un capteur ne sait pas qu'il capte.

le damné de la route

Cette campagne apparemment inutile (elle n'aura pas fait bouger d'un point les intentions de vote du second tour depuis un an) aura donc peut-être servi à révéler une autre fracture: la fracture géographique. Après la "fracture sociale" (1995), voici la fracture géographique, épousant en inversé, comme le dit Hervé Le Bras, auteur des cartes du Monde que nous commentons longuement dans l'émission, le tracé des grands moyens de transports ?

C'est peut-être ce que traduit confusément la place considérable des moyens de transport dans le récit collectif de la campagne. Je pense au velib de Marine Le Pen. Je pense à l'emballement du premier tour sur le permis de conduire. Plus anecdotiquement, je pense au RER d'Elisabeth Lévy, intimant à Maja-la-bobo, "viens, je t'emmène prendre le RER avec moi", dans notre @ux sources de la semaine (c'est aux alentours de 1' 40''). Si Elisabeth Lévy connait la réalité française, c'est parce qu'elle "prend le RER", certainement plus connoté "vraie France" que les TGV des bobos.

Si Marine Le Pen s'oppose aux radars (pardon, nuance Philippot sur le plateau, à "certains radars"), si elle s'oppose au permis à points, si Sarkozy a promis en cas de réélection la gratuité du permis de conduire, c'est parce que l'automobiliste n'est plus le beauf encapsulé et mortifère que brocardaient les manifs à vélo des années 80 ("la bagnole ça tue, ça pollue et ça rend con"), c'est parce qu'il est l'exclus d'aujourd'hui, l'invisible, le damné de la route.

Et la bourgeoise qui va faire les soldes en 4X4 ?

J'ironise (l'ironie est la langue maternelle du bobo), mais je sais bien que dans certains cas, c'est vrai. Bien des habitants de "zones péri-urbaines" donneraient cher pour habiter à une distance de leur travail qui les autorise à s'y rendre à vélo, Velib ou non. Nous vivons dans ce monde absurde, révoltant où, d'absence de politique du logement en renoncement à tout aménagement du territoire, le simple fait de se rendre en vélo au boulot est devenu un double luxe (on a du boulot, et on habite près dudit boulot).

Que dire, pour dépasser mon ricanement de bobo ? Deux choses. D'abord, je suis d'accord pour prendre ma petite part de culpabilité de privilégié, mais à condition que Marine Le Pen vise aussi mon ennemie personnelle: la bourgeoise qui va faire les soldes en 4X4. Je serai prêt à brûler ma carte Velib dans un grand autodafé quand celle-là brûlera sa propre vignette.

Ensuite, je suis atterré, parmi bien d'autres motifs de désolation, par l'absence des Verts, dans ce débat sur les transports. C'est un comble. Que les écolos n'aient pas réussi à s'emparer de ce débat pour avancer des propositions concrètes (politique audacieuse de réouverture de lignes secondaires de la SNCF, augmentation des dessertes par bus dans les petites communes, que sais-je), qu'ils n'aient pas réussi à me rendre ma fierté de velibien, est simplement navrant. Parmi tant d'autres motifs de désolation...

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