"Le Figaro" attaque le Musée d'histoire de Lyon, et se trompe
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"Le Figaro" attaque le Musée d'histoire de Lyon, et se trompe

Erreurs en série et refus de publier le droit de réponse du musée

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Que s'est-il passé pour que "Le Figaro Histoire" prenne autant en grippe la nouvelle exposition permanente sur l'histoire de Lyon du musée Gadagne, et un spécialiste de la Révolution ayant écrit un ouvrage de référence sur la métropole ? L'article a été plusieurs fois modifié, mais reste erroné, selon l'historien Paul Chopelin.

La veille de l'ouverture au public de la dernière partie de sa nouvelle exposition permanente sur l'histoire de Lyon – sur les "pouvoirs et engagements dans la cité" –, le musée Gadagne avait mis les petits plats dans les grands afin de séduire la presse. Au traditionnel dossier de presse, aux invitations faites aux médias locaux, ce musée situé dans un hôtel particulier, aux collections composées de legs variés, avait ajouté, par l'intermédiaire d'une agence de relations presse, des invitations aux journalistes parisiens. Une petite dizaine avaient répondu présents. Après la présentation puis une visite matinales, le directeur du musée Xavier de la Selle se trouvait assis, lors du déjeuner proposé par le musée, à côté du journaliste du Figaro Luc-Antoine Lenoir. "Il a fait des remarques [...] sur la partie du musée sur l'histoire industrielle, il y a vu qu'on ne parlait que des femmes ou de maghrébins, il était assez virulent, se souvient Xavier de la Selle auprès d'Arrêt sur images. Je lui ai répondu pour lui dire que la recherche historique récente proposait beaucoup de travaux sur les questions d'immigration, et que dans la partie de l'exposition sur l'histoire industrielle, la première partie qu'on fait remonter au 16e siècle avec la fabrique de la soie jusqu'à la fin du 19e siècle, on ne propose aucun texte sur les femmes." 

Le journaliste lui aurait alors répondu qu'il "allait redescendre l'après-midi pour voir l'exposition plus en détail", assure le directeur : "Ça m'a rassuré." Dans le week-end qui suit cette rencontre dédiée à la presse, aucun média, ni local ni national, ne fait part de l'ouverture définitive de l'exposition. À Lyon, ils avaient aussi à couvrir les obsèques de Gérard Collomb, la nouvelle exposition sur Jean Moulin du Centre d'histoire de la Résistance et de la déportation de Lyon, et les préparatifs de la Fête des lumières – sans oublier le championnat mondial de pâté-croute. Le premier article vient donc, lundi midi, de la presse nationale... et il n'a pas vraiment la tonalité qu'espérait le musée. "Mensonger, ultra politisé : le grand n'importe quoi du nouveau musée d'Histoire de Lyon", titre en effet le Figaro Histoire. La tonalité est donnée dès le premier paragraphe. Il introduit l'article avec "l'écriture inclusive" du dossier de presse et la volonté d'avoir "co-construit" l'exposition avec des "citoyens anonymes de Lyon", concluant : "Un postulat de départ qui fait sourire autant qu'il inquiète et augure du sentiment qu'on éprouvera pendant toute la visite."

La suite est une longue litanie de regrets : le musée s'éloigne "de la si décriée approche chronologique" (ce qui induirait de la "confusion" chez les enfants). Son exposition ne décrit pas l'architecture de l'hôtel Renaissance qu'est Gadagne (seul "un tout petit cartel pour présenter une cheminée monumentale"). Les objets anciens sont rares. Les récits sont "en écriture inclusive" (décidément). Les personnages fictifs qui accompagnent les visiteurs sont "trois femmes" et "Saïd, ouvrier devenu bénévole associatif". De "(beaux) tableaux" sont exposés à hauteur d'enfants de cinq ans. Le Figaro dénonce aussi "une absence quasi totale de référence aux ouvriers masculins et blancs", préférant mettre en avant "les ouvrières [...] et surtout les travailleurs immigrés". Le Figaro déplore que le musée présente des objets du quotidien et des luttes politiques, "bric-à-brac stupéfiant" autant que "synthèse gauchiste assumée", et n'explique pas "pourquoi et quand fut construite la basilique de Fourvière". Le journal décrit "une vision politique qu'on ne peut qualifier autrement que de délirante", et un musée qui "n'est plus qu'un divertissement".

S'attachant ensuite à évoquer la partie de l'exposition sur la Révolution, le Figaro écrit : "À propos de Joseph Chalier, qui avait mis en place une dictature sanglante dans la ville avant d'être renversé par le peuple en 1793, un commentaire : «Certains l'ont considéré comme un martyr de la liberté.» Le principal historien consulté sur cette époque, Paul Chopelin, est membre de la Société des études robespierristes." Suit notamment une dénonciation des 3 millions d'euros de budget annuel du musée, et du soutien du maire EELV de Lyon envers le travail de la structure municipale –dont le "projet scientifique et culturel" est "validé par l'État", est-il précisé. Comme si le message du Figaro à ses lecteurs n'était pas assez clair, au milieu de l'article est insérée une vidéo du Club du Figaro consacrée à "la révolution culturelle woke". Les abonné·es du quotidien répondent présents dans l'espace de commentaires en déposant plus de 300 messages d'indignation, et la revue de presse d'extrême droite Fdesouche reprend l'article. Au musée, situé dans le Vieux Lyon, quartier bastion de groupes de militants identitaires, l'on craint des conséquences plus graves que les commentaires des abonné·es du Figaro. Heureusement, à ce jour, le seul résultat concret fut la venue de nouveaux visiteurs souhaitant "voir par eux-mêmes", confie le directeur.

"Le Figaro" s'emmêle les pinceaux dans la Révolution

Le seul historien nommé, Paul Chopelin, n'a que modérément apprécié le passage le concernant. Présent sur X (ex-Twitter), il publie rapidement quelque tweets bien sentis, notamment pour moquer le choix de le situer comme "membre de la Société des études robespierristes", signalant en être aujourd'hui le président. "C'est une société savante comme il y en a beaucoup en France, créée en 1907 [...] et dont l'objectif à l'origine était d'éditer les œuvres complètes de Robespierre", expose l'historien à ASI. Aujourd'hui, elle réunit des historien·nes autour de la Révolution française, avec sa propre revue scientifique. "Il n'y a rien de sulfureux dans ses activités, ce n'est pas une secte de coupeurs de têtes et de nostalgiques de la guillotine", s'amuse Paul Chopelin. Qui rappelle qu'il est aussi codirecteur du département d'histoire de l'université Lyon 3 et coauteur d'une Nouvelle histoire de Lyon et de la métropole (Privat, 2019), entre autres titres universitaires et de recherche. 

Dans ses protestations publiques, il dénonce aussi une erreur factuelle pure et simple, à propos du "chef de file du parti pro-Montagnards" à Lyon pendant la Révolution : "Il n'y a jamais eu à Lyon de «dictature sanglante» de Chalier, qui, même s'il en avait très envie, n'a fait exécuter personne. Il est en réalité le 1er Lyonnais à mourir sur la guillotine le 16 juillet 1793." Pour l'historien, Luc-Antoine Lenoir "raconte n'importe quoi" sur le sujet. "Je pense qu'il y a eu un choc entre son imaginaire et ce qu'il a lu, donc il n'a pas fait son travail, n'a pas été vérifier. L'histoire de la Révolution à Lyon est très complexe, avec de violentes luttes de clans, ce n'est pas du tout l'image des méchants révolutionnaires et des gentils royalistes, c'est plus compliqué que cela mais il n'a pas saisi ces nuances." Concernant le terme "martyr de la liberté", il renvoie l'auteur, historien de formation, à... l'ouvrage La Révolution pour les nuls. L'appellation est en effet attribuée par la Convention nationale, l'assemblée constituante de 1792. 

"Il n'y a aucun propos provocateur ou iconoclaste sur le plan historique, le discours sur la période Révolution-Empire est d'une banalité confondante, ajoute Paul Chopelin, qui est allé vérifier, suite à ses échanges avec ASI, la teneur des textes présentés dans l'exposition. Aucune thématique féministe, décoloniale, marxiste ou autre qui pourrait effrayer un journaliste du Figaro." 

Entre alors en scène une seconde version de l'article, dont aucune des modifications ne fait l'objet d'explications aux lecteurs du Figaro. D'abord, le premier mot du titre, "mensonger", est remplacé par "caricatural". Ensuite, la fonction de Paul Chopelin à la Société des études robespierristes est rectifiée. Enfin, et surtout, le passage sur Chalier est entièrement revu. "À propos de Joseph Chalier, qui avait mis en place une dictature sanguinaire dans la ville avant d'être renversé par le peuple en 1793, un commentaire : «Certains l'ont considéré comme un martyr de la liberté.» L'homme avait commandé la première guillotine à Lyon et préconisait de l'installer sur le pont Morand afin que «les têtes tombent directement dans le Rhône»...", écrit désormais le Figaro

Pas de bol, l'historien spécialiste de la période révolutionnaire trouve de nouveau à redire à la mise à jour. Et il le fait savoir publiquement. "Si Chalier a effectivement fait venir la guillotine à Lyon (arrivée inéluctable d'ailleurs, conséquence de l'adoption du nouveau code pénal de 1791), il n'a jamais dit que «les têtes tombent directement dans le Rhône»." Il rappelle que cette citation provient "d'un historien royaliste du 19e siècle" qui l'attribue "sous une autre forme, non pas à Chalier, mais à Laussel, un de ses proches". Et que ce sont en fait des dialogues "reconstitués a posteriori, au moment où chaque camp s'accuse des pires propos", alors que la scène lyonnaise s'apparente plus à une "guerre civile [...] entre deux groupes de notables qui se disputent le pouvoir municipal, l'un pro-Girondins et l'autre pro-Montagnards". Alors, "s'il vous plaît, respectez le travail des historiens", conclut Paul Chopelin.

Auprès d'ASI, Paul Chopelin résume l'histoire de cette nouvelle exposition permanente. "Le musée est situé dans un hôtel particulier Renaissance dans le Vieux Lyon, tout petit donc, avec des contraintes d'espace très fortes, c'est un enchevêtrement de salles, analyse-t-il. Et une contrainte muséale aussi, car on a deux autres musées d'histoire à Lyon, et un musée des Beaux-arts, avec des [objets] issus de legs de collectionneurs, un peu bric-à-brac. Le pari du nouveau directeur est de rendre ça un peu vivant, de donner un peu de dynamique en mélangeant des documents anciens et nouveaux pour montrer que l'histoire est quelque chose de vivant." Certes, "il a choisi un angle politique et militant (pour le thème de la quatrième partie de l'exposition, ndlr), et on pouvait se douter que le Figaro pourrait ne pas aimer cette approche clivante, qui remue l'histoire lyonnaise et montre autre chose que ce qu'on a l'habitude de voir". Paul Chopelin estime que cette muséographie "dépoussière le musée", pour un établissement "forcé de faire des choix" et qui "ne peut pas tout dire" de l'histoire lyonnaise. "Je pense qu'il y a une espèce de choc entre une vision de l'histoire très fixiste, et très traditionnelle de la muséographie, entre ce qu'a pu être un musée d'histoire de ville autrefois et ce qu'il est maintenant", résume l'historien.

Un droit de réponse envoyé, mais pas diffusé par "le Figaro"

Suite à la publication de l'article, le directeur du musée a décidé d'aller vérifier à quel point le texte du Figaro était fidèle à la réalité. "Il y a sans doute plus de points médians dans le dossier de presse que dans l'exposition [...] où j'ai compté douze points médians", assure Xavier de la Selle à propos de l'écriture inclusive. La description de l'histoire industrielle lyonnaise insiste trop sur les femmes ? "Nous proposons un grand diaporama d'une cinquantaine de photos de vues d'intérieur d'usine fin 19e et début 20e, j'ai pris le temps de regarder, il y en a 30 ou 35 qui ne présentent que des hommes." Le religieux est certes en retrait, reconnaît-il, mais pas absent, la basilique de Fourvière apparaissant "très vite au début de l'exposition", sa maquette étant le premier objet visible des visiteurs, tandis que la galerie de portraits de personnes ayant eu du pouvoir à Lyon, qui la conclut, propose "beaucoup de personnes ecclésiastiques, des religieuses ayant créé des congrégations"

Alors, "mon interprétation est qu'il a accepté de venir à partir du dossier de presse avec la possibilité de faire un bon article anti-wokisme, et qu'il est allé piocher, dans tout ce qu'il a pu voir, ce qui permettait de construire et d'orienter son propos dans ce sens-là", analyse le directeur. "L'idée de remettre en cause un récit, une légende dorée qui existe depuis longtemps, est sans doute vécue par cet auteur comme une vision biaisée, alors qu'elle repose sur des acquis plus récents de la recherche." Lorsque l'article paraît, l'équipe du musée s'interroge sur la nécessité d'y répondre. Le cabinet du maire écologiste l'y encourage : "Si vous ne parlez pas vous-mêmes, les gens resteront sur la version du Figaro", aurait-il été dit au musée. Xavier de la Selle a donc écrit, puis envoyé jeudi 7 décembre un droit de réponse par courriel à la rédaction en chef du Figaro Histoire. Sans aucun retour… ni publication sur le site du quotidien.

Qu'y est-il écrit ? "M. Lenoir semble avoir eu un regard superficiel sur l'ensemble de l'exposition, sans prêter attention aux contenus scientifiques pourtant très développés et élaborés avec l'aide d'un comité scientifique pluridisciplinaire, comprenant au total près de quarante chercheurs universitaires en histoire, géographie, sociologie et urbanisme", regrette le musée en assurant que des salles sont bien consacrées aux Canuts et à l'industrie de la soie, deux absences regrettées par le Figaro. "Ce que l'auteur de l'article ne semble pas avoir saisi, c'est la volonté du musée d'histoire de Lyon de s'ouvrir à un plus large public, au-delà des visiteurs habitués des musées et des amateurs d'histoire", indique aussi son droit de réponse en citant ses homologues de Londres, d'Amsterdam ou de Francfort. Si "la place des femmes, des milieux populaires et des personnes issues des immigrations est ainsi réévaluée", le musée rejette cependant "l'accusation de «manipulation pour servir une vision politique»". Les lecteurs et lectrices du Figaro n'en sauront cependant rien – même si le quotidien n'est pas le seul journal à se faire dur d'oreille pour publier des droits de réponse. Le musée n'avait pourtant pas utilisé de point médian, cette fois-ci. 

Sollicité par ASI, Luc-Antoine Lenoir n'a pas souhaité s'exprimer.


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