Israël-Gaza : France Culture et la chercheuse "biaisée"
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Israël-Gaza : France Culture et la chercheuse "biaisée"

Guillaume Erner accuse une professeure de droit international d'être "biaisée sur les attaques du 7-Octobre"

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"Je pense que vous avez une vision biaisée des attaques du 7-Octobre", a lancé le 3 janvier Guillaume Erner dans sa "Matinale" sur France Culture à Rafaëlle Maison, professeure de droit international, invitée pour parler de la définition légale du génocide et de la qualification des actions de l'armée israélienne à Gaza. Suite à ces accusations, l'universitaire a souhaité diffuser une réponse et est en discussion avec la radio pour qu'elle soit publiée.

En acceptant l'invitation de la Matinale de France Culture le mercredi 3 janvier, la professeure de droit international à l'université Paris-Saclay Rafaëlle Maison, s'attendait à discuter de la Cour de justice internationale et de sa saisine le 29 décembre par l'Afrique du Sud, le pays estimant qu'Israël commet des "actes de génocide" à Gaza. Moins à être accusée à l'antenne, par le présentateur Guillaume Erner, d'être "biaisée sur les attaques du 7-Octobre".

Invitée de la tranche titrée "Les enjeux internationaux" de la Matinale de France Culture ce 3 janvier, Rafaëlle Maison est accueillie vers 7 heures 40 au micro de Guillaume Erner, qui rappelle en introduction la saisine par l'Afrique du Sud de la Cour internationale de justice et s'interroge : "Dans quelle mesure les actions militaires d'Israël sur la bande de Gaza répondent-elles ou non à la définition juridique du génocide ? Cette requête a-t-elle des chances d'aboutir et que peut-on en attendre ?"

Rafaëlle Maison commence par rappeler la définition juridique du génocide. "Il faut trois éléments, dit-elle : des actes, un groupe ciblé, et l'intention de détruire ce groupe, en tout et en partie." Le génocide, explique-t-elle, est "défini par la Convention de 1948 adoptée à Paris, qui oblige tous les États à réprimer le crime de génocide, mais aussi à le prévenir, à ne pas le commettre, à ne pas s'en rendre complice". Elle précise également que "pour caractériser un génocide au regard de cette Convention de 1948, il n'est pas nécessaire d'être en présence de la destruction physique totale ou quasi totale du groupe ciblé" puisque "dans la définition juridique, la destruction du groupe est requise comme intention, mais non comme fait matériel." 

La conversation continue ensuite autour de la qualification juridique des violences infligées aux Gazaouis, dont Rafaëlle Maison estime qu'"on a des éléments permettant de considérer que les actes constitutifs de génocide - meurtres ou actes portant une atteinte grave à l'intégrité physique ou mentale de membres du groupe - peuvent être caractérisés" dans le cas des actions militaires d'Israël à Gaza. Elle parle du siège de Gaza : "Un siège extrêmement dur, pas d'accès à l'eau, pas d'accès à l'électricité, pas d'accès au carburant, à la nourriture. [...] On a quand même des conditions qui semblent vouloir entraîner la destruction au moins partielle du groupe."

"Vous avez une vision biaisée de l'attaque du 7-Octobre"

C'est lorsque Guillaume Erner demande à la professeure de droit international si les "actions du Hamas du 7-Octobre tombent également sous le coup des accusations de génocide, puisqu'il y avait aussi intentionnalité de toucher, en partie ou dans sa totalité si cette manœuvre avait pu être perpétrée jusqu'au bout, la totalité non pas des Israéliens, mais des Juifs, en l'occurence", que l'échange se tend.

Rafaëlle Maison explique ne "pas être convaincue par cette idée" : l'attaque du 7-Octobre "ne [lui] semble pas conduite dans le but de détruire les Juifs", dit-elle, ou, en tout cas, il n'y a "pas suffisamment d'éléments" pour l'affirmer à l'heure actuelle. Guillaume Erner l'interrompt, sur un ton qui trahit un agacement, en notant qu'"il y a déjà beaucoup, suffisamment d'éléments pour considérer que c'étaient les Juifs qui étaient visés". Ce à quoi l'universitaire répond que "le premier moment de cette attaque, c'est une attaque sur les postes militaires entourant Gaza". Erner l'interrompt à nouveau : "Là, je crois que nous n'allons pas être en accord, dit-il. Je pense que vous avez une vision biaisée des attaques du 7-Octobre." Rafaëlle Maison réplique sans hausser la voix : "Peut-être, c'est votre opinion. Mais c'est la réalité : le premier moment de l'attaque, c'est les postes militaires israéliens." Elle ajoute : "Ça ne veut pas dire qu'il n'y a pas eu d'Israéliens tués", mais l'on n'entend pas bien car Erner parle en même temps pour souligner qu'il y a eu "tout de même, 1200 civils tués". Dans le chiffre de 1200, précise Rafaëlle Maison, "vous avez des militaires". Guillaume Erner répond que "les exactions perpétrées par le Hamas témoignent d'une volonté de toucher des personnes qui étaient non seulement des militaires mais très largement des civils y compris des enfants et des femmes". Lorsque Rafaëlle Maison répond que "personne ne nie que la prise d'otages soit un crime de guerre dans le droit international...", Erner l'interrompt pour conclure : "Je ne parlais pas des prises d'otages, là, je parlais... des meurtres. Merci beaucoup, Rafaëlle Maison !" L'interview s'arrête abruptement.

"Je n'ai pas apprécié qu'il m'accuse d'être «biaisée» sans me laisser répondre"

À Arrêt sur images, l'écoute de cet extrait de la Matinale lors de sa diffusion, et l'échange de plus en plus tendu culminant dans l'accusation de "biais" porté par un journaliste envers son invitée, nous a troublés. Contactée, Rafaëlle Maison a accepté de revenir avec nous sur son interview. "Sur la fin, je n'ai pas du tout apprécié qu'il affirme publiquement que j'ai une vision biaisée des événements sans me permettre de répondre", dit-elle à Arrêt sur images. Si elle se doutait qu'elle serait questionnée sur la définition du génocide dans le droit international et sur son interprétation quant aux actes de l'armée israélienne à Gaza, elle raconte avoir expliqué d'emblée à l'équipe de la Matinale qu'elle espérait "ne pas trop aller sur le terrain de l'attaque du 7-Octobre". "J'aurais bien aimé parler de la procédure devant la Cour internationale de justice, dit-elle, mais cet entretien ne permet pas aux auditeur·ices de comprendre ce qu'est la CIJ, ce qu'elle peut faire, comment elle est saisie... Il n'a pas cherché à informer sur le sujet." 

Rafaëlle Maison souligne que Guillaume Erner l'a laissée parler et dérouler son argumentaire, qui "permettait de considérer qu'on pouvait avancer cette idée de génocide" - un argumentaire, précise-t-elle, qui provient "des rapporteurs spéciaux de l'ONU" et qu'elle a également développé dans une tribune dans l'Humanité. 

L'universitaire estime qu'Erner ne s'attendait peut-être pas à ses arguments : "Au fur et à mesure de ses questions, il voyait qu'il n'arrivait pas à contrer. C'est peut-être pour ça qu'à la fin, il a été plus offensif et m'a empêchée de répondre. J'imagine ce qu'il voulait me faire dire : que le 7-Octobre était un génocide."

Elle explique accueillir le débat et ne pas être gênée par la critique de ses arguments : "Ce qui me gêne, c'est qu'on me dise que je suis biaisée." Elle insiste auprès d'ASI : "Je ne dis évidemment pas qu'il n'y a pas eu des meurtres de civils." Ce qu'Erner ne l'a pas accusée de dire, mais qu'il semblait suggérer, souligne-t-elle : "Suggérer que je pense qu'il n'y a pas de civils qui sont morts, c'est assez grave ; et affirmer qu'un professeur d'université est biaisé sur ces sujets, c'est à l'heure actuelle très dangereux."

Discussion autour d'une réponse écrite

Après son passage dans la Matinale de France Culture, Rafaëlle Maison explique à ASI avoir reçu des messages par email de plusieurs "collègues d'autres disciplines, des gens qu'elle ne connaît pas", lui exprimant leur soutien. La professeure de droit, qui n'a pas eu la possibilité d'en discuter avec Guillaume Erner à la fin de son interview puisqu'il poursuivait son émission, a ensuite recontacté l'équipe de la Matinale"J'ai protesté, raconte-t-elle. Je leur ai dit : «Je suis accusée publiquement d'avoir une opinion biaisée. Je voudrais pouvoir compléter ma réponse, avoir un droit de réponse, car le comportement de Guillaume Erner n'était pas du tout fair-play.»" Elle a donc envoyé quelques lignes qu'elle souhaitait voir ajouter à l'émission sur le site de France Culture. ASI a pu les consulter, les voici dans leur intégralité : "Si l'attaque du 7-8 octobre a fait de très nombreuses victimes civiles, il semble qu'elle ait commencé par le ciblage d'objectifs militaires (voir Le Monde). Personne ne conteste que les attaques directes contre des civils qui ont suivi puissent être qualifiées de crime de guerre, de même que les prises d'otages. La qualification de génocide paraît en revanche plus délicate."

À ce jour, ce texte ou un autre signé Rafaëlle Maison n'a pas été publié sur le site. Site qui ne mentionne pas, dans son résumé succinct de l'échange, l'échange tendu qui conclut l'entretien. La professeure indique avoir été contactée par le directeur des programmes de France Culture, Florian Delorme, pour discuter du texte, mais ne pas avoir pu prendre son appel, ne pas être parvenue à le joindre ensuite, et avoir "abandonné" car bien qu'elle trouve l'affaire "assez grave", elle n'avait pas le temps de consacrer plusieurs jours à tenter de faire publier ses précisions. "Il m'a dit qu'il trouvait que c'était redondant avec ce que je disais déjà dans l'entretien, et m'a proposé d'insérer quelque chose relevant de ma compétence sur la caractéristique légale du génocide, dit-elle. Pour le moment, je n'ai pas répondu à sa proposition." Elle souligne que "cela exigerait un paragraphe entier" qu'elle n'a pas eu le temps de rédiger. 

Auprès d'ASI, la direction de la communication de la radio, vers laquelle nous a renvoyé Florian Delorme, explique que la publication en l'état n'était pas possible car le site de France Culture ne permet pas de mettre de liens vers des sites tiers comme celui du Monde. N'ayant pas réussi à contacter l'universitaire par la suite pour valider une version sans ce lien, la page de l'émission n'a pas été amendée, mais, nous précise-t-on, France Culture "est tout à fait disposé à publier ses précisions"On nous explique également que si Guillaume Erner a abruptement mis fin à l'entretien avec Rafaëlle Maison, c'est parce que "le temps de l'interview touchait à son terme".

En décembre, Erner répondait à la Médiatrice de France Culture

Le 20 décembre 2023, la Matinale de Guillaume Erner faisait l'objet d'un post de la Médiatrice de France Culture, qui constatait que "le traitement éditorial de la guerre entre Israël et le Hamas dans « Les Matins » de France Culture fait l'objet de nombreux messages d’auditeurs depuis le début du conflit"À la Médiatrice qui le questionnait sur le fait que "certains auditeurs estiment que votre approche du conflit entre Israël et le Hamas est biaisée en faveur d'une des parties impliquées, que vous seriez pro-israélien", Guillaume Erner répondait : "Dans cette actualité comme dans les autres, on ne choisit pas un camp ou un autre. On informe les auditeurs en tentant de faire ce que France Culture fait toujours, c'est-à-dire d'aller plus loin, c'est-à-dire de donner de la profondeur historique aux sujets." 

Il décrivait une "très bonne entente" dans l'équipe de la Matinale depuis le début du conflit, contrairement à "des rédactions qui se déchirent sur la question israélo-palestinienne". En tant que Juif, il expliquait vivre la question du conflit "de manière quasiment charnelle", ce qui "le rend plus objectif" : "Moi, je peux dire d'où je parle, le fait que je sois juif par exemple. D'abord parce que tant qu'il y aura de l'antisémitisme, je dirais que je suis juif. Et puis aussi parce que le fait d'être allé plusieurs fois en Israël, d'y avoir de la famille, d'avoir par exemple un vieil oncle qui, dans un kibboutz non loin de Gaza, pas celui qui a été touché." Il déclarait qu'"il faut une solution à deux États" et admettait sortir "de [s]on devoir de réserve" en disant cela : "C'est pour cette raison-là que je sais que cette région du monde, elle ne peut pas s'aborder avec des idées simples." Il soulignait aussi que le conflit Israël-Gaza "est devenu un sujet presque de politique intérieure" : "C'est la raison pour laquelle les journalistes doivent redoubler de prudence sans cacher qui ils sont et en expliquant pourquoi ils font ce qu'ils font."

Contacté, Guillaume Erner n'a pas répondu à nos sollicitations.

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