Guide à l'usage des médias pour (ne pas ) interviewer Manu Chao
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Guide à l'usage des médias pour (ne pas ) interviewer Manu Chao

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Manu Chao est insaisissable. Même pour Arrêt sur images.

Après 15 ans de silence discographique et 17 sans album studio, Manu Chao est de retour, vendredi 20 septembre, avec un nouveau disque baptisé Viva Tu. Avec ses 12 millions d'auditeurs mensuels sur Spotify, le chanteur franco-espagnol de 63 ans reste l'un des artistes français les plus écoutés au monde. Venu du rock alternatif, l'ex-leader de la sémillante Mano Negra a acquis le statut de star internationale au lendemain de la sortie, au printemps 1998, de l'album Clandestino. Un disque devenu culte et vendu à plusieurs millions d'exemplaires. Un disque intime et bigarré faisant office de chronique de la fin des années 90 racontant l'avènement de la mondialisation et de l'opposition qu'elle génère. Ainsi, Manu Chao est devenu, bien malgré lui, une icône de l'altermondialisme et de cette horrible (et ethnocentrée) étiquette musicale : world music. Autant le dire : la sortie de ces 13 nouveaux titres est — que vous le vouliez ou non — un événement. Mais un seul être manque à la fête (médiatique) : Manu Chao lui-même. Depuis une dizaine d'années, le chanteur ne donne plus d'interview.

Il faut être un peu honnête et dire d'où l'on parle. L'auteur de ces lignes a découvert sa musique adolescent et il a été, pour le gamin ayant grandi dans la campagne angevine, une sorte de Che Guevara en pantacourt. Un truc cool dont on a le poster dans la chambre, une véritable obsession et une lucarne sur le monde. Par la suite, j'ai tenté à plusieurs reprises de l'interviewer. Sans succès. Et puis, eurêka. L'idée ingénue est apparue comme une mauvaise blague : Manu Chao accepterait-il de donner une interview expliquant pourquoi il ne donne plus d'interview ? Sur le site de l'artiste, un mail permet de contacter son service promotion. On s'exécute et, en retour, on reçoit une réponse automatique : "Merci beaucoup pour votre intérêt pour Manu Chao. Manu n'offre pas d'entrevues pour le moment mais, pour considérer et mieux comprendre votre demande, il est bon que vous puissiez répondre à ces questions et nous renvoyer ce formulaire. Nous vous contacterons au cas où votre proposition pourrait convenir à l'avenir." OK. On ruse vaguement : "Je voudrais échanger avec Manu [sic] sur sa relation aux médias." Sans succès.

On a ensuite tenté de se tourner vers son entourage. Faire réagir ses proches ou connaissances sur son rapport aux médias pourrait être une mise en abyme qui plaise. Après tout, son père, Ramon (décédé en 2018) a été chef du service Amérique Latine de RFI et a été critique littéraire au journal le Monde. Après avoir joué de la trompette dans la Mano Negra, son frère, Antoine Chao, a choisi la même profession que son père. Il a été l'une des figures de l'émission de France Inter animée par Daniel Mermet, Là-bas si j'y suis. Il a ensuite rejoint Comme un bruit qui court et C'est bientôt demain, qui s'est arrêtée en juin. Contacté par SMS, le reporter répond poliment : "Je suis vraiment désolé, je ne m'exprime pas à la place de mon frère." On tente auprès de musiciens ayant joué avec lui : lettre morte et boite mail vide. François Guillemot, ex-chanteur de Bérurier noir (autre groupe mythique du rock alternatif parisien) reconverti en chercheur au CNRS, prend le temps de répondre : "Désolé mais je parle pas en lieu et place de Manu Chao." Nous voilà face à un os : si même ses proches ne veulent pas échanger, comment faire ? Élargir le cercle. Allez voir ceux qui ont vu l'ours.

En attendant Chao

Dans son numéro du 29 août, le magazine Society lui consacre un long reportage et sa Une qui promet "10 000 kilomètres sur la route avec un revenant". L'un des co-auteurs de l'article, Joachim Barbier, revient sur ce qui est une commande de ses rédacteurs en chef. La veille d'un concert à Vitry-sur-Seine, on lui intime d'aller à la rencontre de l'artiste. "J'ai traîné un peu des pieds, on m'envoyait au casse-pipe !" Il se rend sur place avec l'attaché de presse du label indépendant Because Music (qui n'a pas répondu à nos sollicitations), le concert se termine et le reporter patiente : "Sa priorité, c'est pas d'aller voir un mec de sa maison de disques flanqué d'un journaliste." La suite est racontée en début de l'article de huit pages où les propos de l'artiste tiennent sur un pense-bête : "Society l'avait approché pour la première fois, avec dans la manche une proposition sans doute tristement classique : une grande interview. Regard affolé de Chao dans la nuit francilienne." Bien que sur-sollicité, il accepte finalement d'être suivi. Mais de loin. "C'est un peu En attendant Godot, reprend le journaliste de Society. On ne fait que du contrechamp : les gens qui l'ont connu, le public… Tu es obligé de construire ton papier avec un silence."

Une expérience de la route qu'a aussi connue Véronique Mortaigne, journaliste titulaire au Monde pendant 25 ans et autrice de Manu Chao : Un nomade contemporain (Don Quichotte, 2012). "Le journalisme embedded (embarqué, ndlr) a tout le temps été sa manière de communiquer", explique-t-elle. La promotion ? "Il n'aime pas ça et n'en a pas besoin, il est dans une position de force, tente de comprendre Joachim Barbier. Il est assez actif sur les réseaux sociaux, il est comme les influenceurs qui n'ont pas besoin des médias traditionnels. [...] Sa maison de disques avait demandé à lui poser quelques questions pour un podcast. ll avait rigolé et dit : «Non, je vais pas le faire». C'est pas méprisant, le mec est comme ça. Il a gardé un peu le principe de la scène alternative et ce côté «on emmerde le système»." Tout au long de sa carrière, Manu Chao n'a jamais rien fait comme tout le monde. Des concerts de la Mano Negra dans des strip-clubs de Pigalle à l'album entièrement en français (Sibérie m'était contée, 2004) réalisé avec le dessinateur du Canard Enchaîné, Wozniak, diffusé uniquement en kiosque. "Il a une vraie démarche politique", insiste Véronique Mortaigne. Auteur de De la Mano à Manu Chao (Idée Plus, 2024), une bande dessinée biographique publiée en août, le dessinateur Gaston le décrit comme "un ayatollah de la liberté".

"On lui pose des questions cons"

"Je sais que c'est Manu qui décide, poursuit Gaston, qui le connaît depuis le milieu des années 90. Chez Because, ça ne se passe pas avec lui comme avec les autres artistes. [...] Je pense qu'il n'y a pas de stratégie, c'est une façon pour lui d'avoir la paix." Pour le journaliste de Society, ça ne procède pas non plus d'une stratégie "de la rareté, [avec] un halo de mystère pour créer un mythe et on te balance une vidéo à 500 millions de dollars", façon PNL, le duo de rappeurs adepte de l'absence d'interview. "Il s'en fout : les places pour ses concerts sont mises en vente et dix minutes après les 3000 places sont vendues", constate-t-il. "Il ne faut pas en faire un cas singulier", estime Véronique Mortaigne qui égrène les noms d'artistes allergiques à la promotion, sans oublier de pointer du doigt la responsabilité des journalistes eux-mêmes. "On lui pose des questions cons et il n'aime pas, il faut se remettre en question. [...] Je pense que depuis la Mano Negra, il pense que les médias mainstream ne comprennent absolument rien à sa démarche politique. Ils le prennent pour un ancien gauchiste riche." On lui demande s'il n'y a pas un paradoxe à vouloir être cet anonyme quand on est une star internationale. Erreur : "Ça c'est une réflexion de journaliste qui l'énerve au plus haut point ! Pourquoi y aurait-il un paradoxe ?"

Depuis quelques années, Manu Chao applique plus que jamais sa stratégie du clandestino. "Il a fait des tournées sous un faux nom, il disait qu'il ne fallait pas l'annoncer, sinon il se renfrognait, c'est une manière pour lui d'être libre", témoigne le dessinateur Gaston. Mais c'est bien sous son vrai nom que le chanteur joue aux quatre coins de la France, souvent dans de petits villages et devant un public restreint. Ainsi, Joachim Barbier, qui le décrit comme étant "entre le griot et le troubadour", était présent à un concert organisé le 4 juin 2024 à Varaire, un village du Lot de 300 habitants. "Les organisateurs m'ont dit qu'ils auraient pu vendre 10 000 ou 15 000 billets dans la journée." En avril 2022, le musicien se produit à Chaudefonds-sur-Layon, commune du Maine-et-Loire d'un peu moins de 1 000 habitants. "Je n'ai pas su [qu'il jouait] comme journaliste, mais parce que c'est à côté d'où j'habite", se rappelle Marie-Jeanne Leroux, journaliste spécialisée dans la culture au Courrier de l'Ouest. "J'ai été obligée de dealer pour raconter l'histoire." Deux concerts avec 500 personnes sont donnés, mais l'information ne paraîtra qu'après coup sous le titre "Quand le célèbre Manu Chao chante presque en "clandestin" au milieu des vignes". "Je n'ai pas pu l'interviewer, c'était niet tout de suite. Mais ce n'était pas forcément ma volonté, je voulais plus raconter un événement au milieu de nulle part."

Pour un ceviche avec Manu

Manu Chao n'a pas toujours (autant) fui les médias. En ligne, on retrouve nombre d'interviews écrites et de reportages à son sujet. Certaines datent de l'époque de la Mano Negra où le chanteur avait encore des airs de loubard malicieux. "Le métier de musicien, tu l'apprends sur les planches. Pas en faisant des clips, des télés ou de la promo", glisse-t-il, blouson noir sur le dos et cul posé sur le trottoir montpelliérain, au reporter de l'émission Rapido, alors diffusée sur Canal +. D'autres datent du lendemain de son retour en solo. En 2004, il répond aux questions de Michel Denisot sur le plateau du Grand journal de Canal +. En 2002, lors du lancement d'un reportage d'Envoyé spécial diffusé sur France 2, la journaliste Guilaine Chenu avertissait déjà : "Pas facile de le fixer dans le champ d'une caméra, il fuit les médias. Et pourtant, il est le musicien français qui vend le plus d'albums à l'étranger." Pour Véronique Mortaigne, qui a suivi toute sa carrière pour la rubrique culture du Monde, "c'est quelqu'un de très fidèle à lui-même et aux gens qui l'entourent". Journalistes compris. En prologue de son livre publié en 2012, elle prévient toutefois : "Manu Chao n'est pas insaisissable, mais il est difficile à attraper [...] Rien ne lui sert de lui fixer un rendez-vous, il n'aime pas ça."

En 2001, alors que le chanteur sort son deuxième album, Esperanza, le réalisateur Antoine Laguerre est chargé de réaliser un sujet sur le chanteur pour Tracks, l'émission d'Arte. "Il y avait un voyage programmé à Tijuana [au Mexique] où il allait faire une conférence de presse à l'As de pique, un bar super mal famé. Il était censé nous faire visiter la ville et nous raconter son histoire, mais il n'était plus d'accord", se remémore-t-il. "À Tijuana, c'était la folie. Manu Chao, c'était Che Guevara ! C'est devenu une icône en Amérique du Sud." À la volée sur un parking, il parvient quand même à réaliser une interview. Finalement, il joue de l'intime et lui rappelle l'avoir mis en contact avec un ingénieur du son lors d'un passage du chanteur à Rio de Janeiro, au Brésil, quelques années plus tôt. "Il a changé de posture et a mis sa main sur mon épaule. Son manager m'a dit : «Là, ça veut dire que tu es dans le cercle, on va faire quelque chose de mieux que juste le parking.» Il a passé une journée avec nous : on a été voir le mur de la honte (qui sépare les territoires étasunien et mexicain, ndlr), prendre des ceviches dans le petit bar qu'il aime bien sur la plage… Je lui ai dit que j'avais besoin de plus pour mon 52 minutes. Il m'a dit pas de problème." Le réalisateur parvient à boucler son documentaire en faisant un pas de côté et en développant ses influences allant de la musique des cartels mexicains au catch.

"Garder une certaine mystique" ?

L'un des journalistes qui l'a peut-être le plus connu ou que le chanteur a le plus captivé, c'est Peter Culshaw. Ce journaliste anglais est l'auteur de Clandestino. À la recherche de Manu Chao (Le Castor Astral), publié en 2013 et traduit en 2016. Pendant cinq ans, il s'est glissé dans les pas du chanteur pour écrire ce qui est sûrement l'un des ouvrages les plus complets sur l'artiste. Contacté par mail, il raconte l'avoir rencontré en 2001 "pour une interview très sérieuse avec le Daily Telegraph". "Programmée pour 45 minutes - nous avons fini par passer des heures à faire la fête et à boire dans son bar préféré à Barcelone." Il décrit "un type fascinant et compliqué" qui évite les interviews pour "garder une certaine mystique". "Il sait éviter les questions difficiles sur l'argent, la vie privée, la politique, etc." Il raconte qu'il "admirait le vrai journalisme d'investigation mais comme la plupart d'entre nous, il évite les ragots de type tabloïd". Quand on lui demande s'il a finalement réussi à trouver celui que l'on surnomme "el desaparecido" ("le disparu"), Peter Culshaw répond : "Pas vraiment, non. Il reste une énigme." En fin d'ouvrage, il écrit : "J'ai passé assez de temps et dépensé assez d'argent à courir après celui qui disparaît. J'ai des dettes, ma carrière de journaliste est au bord du précipice, je suis devenu obsédé. Il est temps de passer à autre chose."

Au fur et à mesure de nos interviews, on a demandé la meilleure manière d'entrer en contact avec l'artiste. Histoire de, nous aussi, solder notre compte avec notre idole d'adolescence. Pêle-mêle, on nous conseille "d'y aller au culot et de ne pas passer par des voies traditionnelles", de le contacter par Instagram, d'abandonner, d'aller voir dans un restaurant parisien où il a ses habitudes, de faire le pied de grue à la fin d'un de ses concerts… Finalement, nous mettons la main sur une des adresses mail de Manu Chao. Un nom de domaine qui fleure bon les années 2000. Ces années où le poster de l'artiste surplombait mon lit d'adolescent. Pour la millième fois, on raconte le même laïus, on donne du "tu" comme si à force de tourner autour de lui, Manu Chao était devenu un pote, et on clique sur "envoyer", rejoignant la cohorte des nombreuses personnes qui le sollicitent. Comme s'il était un tonton aventureux qui nous embarquerait dans son rade favori et non une star internationale. Ultime pied de nez dans cette histoire, une réponse nous parvient immédiatement : "Courrier non distribué renvoyé à l'expéditeur". C'est peut-être mieux comme ça.


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