Trump, TikTok et la K-pop, une blague américaine
C'est l'histoire d'un rêve trumpien parti en fumée. D'une vision grandiose - une foule immense venue acclamer son homme providentiel - qui s'écrase sur le parvis du réel, sous les rires goguenards de l'opposition. Samedi 20 juin, pour le grand retour des meetings de campagne Make America Great Again, ils étaient 6200 (selon le chef des pompiers locaux interrogé par Forbes) à investir les travées du BOK Center de Tulsa (Oklahoma). Une foule éparse, en somme, bien loin de la capacité maximale de la salle conçue pour accueillir 19 200 personnes, et un exercice de communication raté pour le président américain. A des années-lumière, surtout, du chiffre faramineux avancé quelques jours plus tôt, le 15 juin, par le chef de son équipe de campagne Brad Parscale : un million de billets réservés sur Internet. Enivrés par la promesse d'une affluence monstre, les organisateurs du meeting revoient tout le programme de l'après-midi : construction d'une seconde scène à l'extérieur du bâtiment, programmation d'un second discours pour la foule des recalés... sauf qu'à l'heure dite, personne. A l'intérieur, les journalistes tweetent les premières photos de travées largement vides et d'une fosse clairsemée. Le second discours passe à la trappe et la scène extérieure est rapidement démontée.
Trump entame un discours de deux heures, pendant que son directeur de la communication Tim Murtaugh tente une explication : des "manifestants radicaux, encouragés par une semaine de couverture médiatique apocalyptique", auraient bloqué les entrées du site et "
tenté de décourager les supporters du président"
de s'y rendre. Il affirme également que "12 000 personnes sont passées à travers les détecteurs de métaux" et ont donc assisté au meeting - le double du comptage des pompiers. Vérification faite par CNN, des manifestations tendues ont eu lieu aux abords du site, et une entrée a bel et bien été bloquée par des opposants... mais rouverte après environ 15 minutes. Du discours de Trump, il est peu question dans les grands médias américains, qui préfèrent se pencher sur les raisons du fiasco. Le président, dont c'était le premier meeting depuis le mois de mars, a été filmé le soir-même, de retour à la Maison Blanche, cravate dénouée, casquette rouge à la main et mine défaite. En une semaine, son retour triomphal sur le chemin de la campagne présidentielle a tourné à la farce. Une farce aux relents de trolling et de réseaux sociaux.
Et voici "l'Alt TikTok"
Si plusieurs facteurs - un changement de date au dernier moment, la peur d'un rassemblement de plusieurs milliers de personnes en période de coronavirus - peuvent expliquer la faible affluence du meeting de Tulsa, un différentiel négatif de 993 800 fans reste néanmoins remarquable. Rapidement, une explication alternative émerge : la billetterie en ligne de l'événement, qui, selon les dires des organisateurs, ne prévoyait pas de limite au nombre de billets, aurait été "hackée" par des milliers d'adolescents, sans doute essentiellement américains, réunis sur la plateforme vidéo chinoise TikTok. Ils ont été aidés par la vaste communauté des fans de pop sud-coréenne (la K Pop), surnommés "Stans", très organisée sur Twitter. Leur stratégie : réserver (gratuitement) des dizaines de milliers de billets sur Internet pour faire monter la hype... et laisser les organisateurs se ridiculiser le jour J. Du trolling à grande échelle. Possible? Certainement, car les fans de pop coréenne ont déjà montré à plusieurs reprises leur maîtrise des algorithmes des réseaux sociaux, rappelle Le Monde. Mais impossible à prouver. Ce qui n'empêchera pas la députée démocrate Alexandria Ocasio-Cortez de féliciter, dès le soir du meeting raté, ces adolescents qui la "rendent tellement fière". Ou certains médias français de parler de "piège tendu par des milliers d'ados" et de meeting "saboté".
Pour en savoir plus, le New York Times remonte prudemment la piste de cette "blague" et découvre que dès le début de semaine, des dizaines de comptes TikTok repérés par CNN postent de courtes vidéos expliquant comment créer une adresse e-mail et un numéro de téléphone éphémères, deux pré-requis pour réserver un billet au meeting. Sur la plateforme chinoise, ces vidéos deviennent virales et engrangent des centaines de milliers de vues. L'initiative fait également florès sur Instagram, Twitter et YouTube, des rivages plus exposés de la culture Internet. Pour éviter d'être repérés par la presse, écrit le New York Times
, "un grand nombre d'utilisateurs a effacé ses posts après 24 à 48 heures". Un youtubeur interrogé par le New York Times
, Elijah Daniels, explique en outre que le mouvement "est majoritairement parti de l'Alt Tik Tok", une communauté de membres fermée, bien éloignée du "Straight Tik Tok" essentiellement peuplé d'adolescents qui dansent, où l'on s'échange des vidéos à l'esthétique queer, punk et dadaïste. Une anfractuosité du web propice à l'élaboration de machinations numériques à l'abri des regards, explique le site spécialisé Mashable.
Noyé sous les données
En réservant des dizaines de milliers de billets en ligne, les internautes anti-Trump n'ont techniquement empêché aucun de ses fans de se rendre sur place. Comme le rappelle le directeur de la communication de Trump, Tim Murtaugh, dans un communiqué - qui confirme involontairement l'impact de l'opération -, son équipe "élimine en permanence les [contacts avec des] faux numéros de téléphone, et en a éliminé des dizaines de milliers au meeting de Tulsa (...)." Et rappelle que "l'entrée fonctionne selon le principe du premier arrivé-premier servi et l'enregistrement au préalable n'est pas requis." Sauf qu'il n'a jamais été question de voler des sièges aux supporters de Trump, rappelle Mashable, mais bien de duper la communication trumpienne et de troller le président lui-même. Et "selon ce critère, les efforts des utilisateurs des réseaux sociaux ont clairement payé", écrit le site. Trump, dont on sait depuis sa cérémonie d'intronisation qu'il donne une importance toute narcissique aux affluences de ses apparitions publiques, a été vexé. Il faut enfin prendre le temps d'apprécier l'ironie de l'histoire : Trump, le président-mème invincible sur l'Internet de 2016, soutenu par les trolls de l'alt-right retranchés dans leurs forums, se retrouve en 2020 trollé par une opération menée depuis un nouveau repaire d'adolescents anticapitalistes, réseau social chinois de surcroît.
Cette opération, qu'elle ait partiellement ou totalement atteint son but, dépasse de loin la définition de la "blague" retenue par le New York Times. Il s'agit bel et bien d'activisme en ligne, dont les conséquences symboliques sont tout sauf marginales. Donald Trump et son équipe de campagne sont des champions de la récolte de données; ces billetteries en ligne, tout comme l'application hyper-gourmande en données personnelles qu'ils viennent de lancer, sont autant de moyen d'établir des bases de données de sympathisants - et permettre de prédire où et comment focaliser les efforts de communication pour convaincre les indécis. Une stratégie parfaitement assumée : au moment de dépasser les 800 000 réservations au meeting de Tulsa, Brad Pascale, chef de campagne de Trump, s'extasiait devant la promesse de la "plus grosse récolte de données (...) de tous les temps". En noyant la billetterie sous une avalanche de fausses réservations, ces adolescents ont (peut-être involontairement) pratiqué l'offuscation de données (data obfuscation), une théorie développée par la chercheuse du MIT Helen Nissenbaum, qui consiste à rendre aveugles les algorithmes de profilage en les submergeant de données parasites. Trump, l'arroseur arrosé.
Cet article est libre d’accès
En vous abonnant, vous contribuez
à une information sur les médias
indépendante et sans pub.
Déjà abonné.e ? Connectez-vousConnectez-vous