Alain Bauer : spécialiste terrorisme. Ou pas.
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Alain Bauer : spécialiste terrorisme. Ou pas.

Le criminologue est omniprésent dans les médias

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Quand une attaque terroriste (comme à Paris) ou un fait divers (comme à Crépol) a lieu, le criminologue Alain Bauer est l'un des premiers experts à qui les médias donnent la parole. Spécialiste de la sécurité, souvent présenté pour son poste de professeur de criminologie, il est pourtant largement remis en cause sur le plan académique. Son passé de consultant pour de très grandes entreprises, de conseiller spécial sécurité de Nicolas Sarkozy, d'ami proche de Manuel Valls, ou de mis en cause par la justice pour "recel", n'est à l'inverse presque jamais mentionné.

Alain Bauer n'arrête jamais. Dix jours dans la vie du professeur de criminologie, c'est : une interview le 6 décembre sur France inter où il philosophe sur les failles du système psychiatrique en France, à la suite de l'attaque terroriste près de la tour Eiffel. Le même jour, une autre intervention sur Télématin, pour commenter un tweet de Jean-Luc Mélenchon et la mise sous protection policière de la journaliste Ruth Elkrief. La veille, sur LCI, il commentait la politique européenne vis-à-vis des djihadistes. Le 31 novembre, il argumentait sur la libération des otages par le Hamas sur Europe 1. Vingt-quatre heures plus tôt, toujours sur Europe 1, il parlait de la trêve dans la guerre israëlo-palestinienne et, chez Paris Match, il prédisait "le retour des guerres éternelles". La veille, il parlait de "racisme inversé" sur CNews pour commenter le drame de Crépol. Le 27 novembre, interrogé sur des propos de l'ancien ministre de l'intérieur Gérard Collomb, qui venait de mourir, il décrivait "un lent développement des violences, au même rythme que le trafic de stupéfiants" dans le pays, sur BFMTV. Le 25, France 5 l'interrogeait sur la libération des otages par le Hamas et la sécurité des Jeux Olympiques. Il est par ailleurs régulièrement invité de l'émission C dans l'air. Et caetera. 

Cité partout, vraiment présenté nulle part

Voilà plus d'une décennie qu'Alain Bauer parle de sécurité et de terrorisme dans les médias. Avec une acception large, très large de ce que ces sujets recouvrent. Pêle-mêle : on l'a entendu cet été, qualifier l'attaque contre le maire de l'Haÿ-les-roses, en pleines révoltes suite à la mort de Nahel, d'"acte terroriste". Commenter la violence des jeunes en 2021. S'exprimer sur l'hôpital public pendant la crise sanitaire en 2020. Parler "d'hyper terrorisme", de "micro-terrorisme" en 2017, de "lumpen-terrorisme" de "gangster terrorisme" et "d'ubérisation" du terrorisme à l'été 2015. En 2011, l'Express le présentait comme l'homme incontournable pour parler de la sécurité. Si l'on remonte encore, en 2000, Libération racontait qu'il se targuait d'avoir "pesé sur le virage idéologique de la gauche en matière de sécurité" et rappelait qu'il a publié son premier livre, Violences et insécurité urbaines (PUF), en 1998. 

En 2023, on le présente tantôt comme "professeur de criminologie", "expert en sécurité et criminologie", "criminologue", "l'un des plus grands experts en renseignement", "directeur du pôle Sécurité, Défense, Renseignement au CNAM", le Conservatoire national des Arts et Métiers. Aucun de ces intitulés n'est faux. Ils ne montrent cependant qu'une partie du tableau. On n'a pas idée, en les découvrant, que l'invité n'avait jamais publié de travaux académiques sur la sécurité ou le terrorisme avant d'être nommé au CNAM (que d'après Street press, il a d'ailleurs bénéficié d'un passe droit dans l'obtention de son diplôme) qu'il a effectué 43 missions grassement rémunérées pour Renault, qu'il a été conseiller sécurité de Nicolas Sarkozy, qu'il est un ami intime de Manuel Valls (parrain de son enfant), qu'il a été mis en cause par la justice pour "détournement de fonds publics", qu'il est, encore à l'heure actuelle, sous le coup d'un procès pour "recel" ou encore qu'il a bénéficié de contrats de complaisance à la Caisse des Dépôts, qu'il a été sollicité pour gérer la sécurité dans les stades par la Ligue Professionnelle de Football, qu'il a fondé une agence de conseil, AB-conseil (qui a géré plus de 500 missions, auprès d'entreprises comme Safran, Veolia, Areva, le CNAM - tiens, la préfecture de police de Paris, la gendarmerie nationale...), ou encore, qu'il a prodigué des conseils "à prix d'or" à Lafarge "au moment où le cimentier faisait affaire avec Daech en Syrie", révélation de Libération en 2016.

Lorsqu'ils ne font pas le portrait d'Alain Bauer, mais qu'ils lui donnent la parole pour commenter l'actu, les médias retiennent plutôt, comme Franceinfo en 2016, "son CV interminable" qui "parle pour lui, et ses nombreux ouvrages" qui "prouvent son travail de fond". L'article de Franceinfo précisait tout de même que Bauer n'avait pas de doctorat (il soutient une thèse en décembre 2016). et était la "cible de nombreuses critiques". En 2015, par exemple, le Monde recommandait la formation en ligne d'Alain Bauer à son lectorat.

Décrié dans le monde scientifique et sécuritaire

Porter le criminologue aux nues sans rappeler son pedigree n'a pas toujours été la norme. C'était le cas en 2009, lorsque le CNAM a nommé Bauer à la chaire de criminologie. Plusieurs pétitions avaient alors été relayées dans les médias pour contester ce choix. L'une d'elles avait recueilli 200 signatures du milieu de la recherche. Une autre, 400 paraphes. La première rappelait les "approximations et ses interprétations douteuses" d'Alain Bauerson parcours, qui "n'a pas été jalonné par les modes de sélections universitaires" et qui porterait atteinte à la "légitimité" du CNAM,  lisait-on dans Libération. La seconde pétition, sur le site "Sauvonslarecherche.fr", décrivait Alain Bauer comme l'un de ces "experts qui déploient un plaidoyer pro domo au service de leurs intérêts particuliers", racontait le Monde. Alain Bauer avait pu publier une tribune pour s'y défendre. Tête de proue de ce mouvement de contestation, le sociologue Laurent Mucchieli parlait carrément de "menace de perte d'indépendance" pour la recherche. 

Depuis, Alain Bauer n'est pas plus pertinent pour parler de sécurité et de terrorisme dans les médias, dénoncent encore certain·es. "De la légitimité scientifique ? Il n'en a strictement aucune", tranche Philip Milburn. Lui est sociologue, professeur des universités à Rennes, spécialiste des déviances et du système judiciaire. Il s'était opposé à la nomination de Bauer en 2009. La criminologie, rappelle-t-il, n'est pas une discipline reconnue en France. Elle l'est au Canada ou en Angleterre. Ici, le Conseil National des Universités a refusé de l'adouber. "C'est une espèce de spectre interdisciplinaire qui se retrouve autour de certains objets liés au crime", retrace Philip Milburn auprès d'Arrêt sur images"Pour moi, c'est un consultant qui connaît des tas de choses et qui tire sa légitimité du business de la connaissance qu'il a bâti", explique-t-il, "mais c'est aux antipodes de l'approche que nous, scientifiques, défendons". Xavier Crettiez est politiste, spécialiste du terrorisme. Il reconnaît la capacité d'Alain Bauer à synthétiser, vulgariser les connaissances sur le sujet. Pour autant, souligne-t-il, "je suis pas sûr qu'il ait fait des entretiens avec des djihadistes, des études statistiques".

Son confrère Mathieu Rigouste donne une autre explication. Il se présente comme un tenant de la "recherche critique" en matière de sociologie de la sécurité. Il a fait d'Alain Bauer et de ses réseaux d'influence un objet d'étude et un livre. "En France, recadre Mathieu Rigouste, le champ de la criminologie est tenu par des idéologues du monde sécuritaire, alors que dans le monde anglo-saxon, il existe une approche critique qui met en question les questions autour de la sécurité, du terrorisme, de la délinquance, pour essayer de comprendre qui désigne ce qui est légitime ou ce qui ne l'est pas."

Alain Bauer a accepté de répondre à nos questions à l'écrit. L'intéressé se défend. "Mon regard est le même que n'importe quel collègue académique appelé à commenter des sujets scientifiques, médicaux, économiques, sociaux, éducatifs… La criminologie est une science identifiée comme telle par Emile Durkheim il y a plus de cent ans et qui couvre l'ensemble des champs du domaine criminel : prévention, dissuasion, sanction, réinsertion, accompagnement des victimes…. La cartographie n'est pas la géographie. La chronologie n'est pas l'histoire. La criminologie n'est pas limitée à la sociologie." Quid du monde de la sécurité ? Alain Bauer fait-il consensus là-bas ? "Il a un réseau y compris aux côtés de gens très très bien placés dans les cercles du renseignement. C'est ce que cherchent les journalistes : la personne qui va leur donner l'info la plus récente", résume Xavier Crettiez. Mais son aura n'est plus la même qu'autrefois, s'accordent plusieurs sources. "Son influence, sa légitimité s'est érodée depuis les années 2010 au sein même du monde de la défense et de la sécurité", selon Mathieu Rigouste. Le sociologue Xavier Crettiez confirme. "Les acteurs de terrain opérationnels se méfient beaucoup de ce genre de profil." Il le compare à Gilles Kepel. Quelqu'un qui a l'oreille du ministre, dont les positions sont contradictoires avec ce que les professionnels font remonter de leur côté. 

À prendre avec des pincettes

Le discours d'Alain Bauer varie parfois. Avant le 13 novembre 2015, il affirmait dans le Figaro que le terrorisme prenait désormais la forme de "piqures de guêpe", des "micro attaques de nature à fortement perturber la vie quotidienne", opérées par des "fous solitaires""des centaines de jeunes gens entre deux cultures, nés ou élevés en Occident mais incertains sur la nature de leurs racines" partis combattre en Afghanistan, Tchétchénie, Syrie, Bosnie ou Libye. C'est ce qu'il appelait le "lumpenterrorisme". À l'Institut des relations internationales et stratégiques, il déclarait : "Ce n'est pas en augmentant les moyens qu'on luttera mieux contre le terrorisme"Un an plus tard, dans le Point, Alain Bauer dénonçait l'idée de loups solitaires, "LA bonne excuse après un ratage", assénait-il. Cette tendance à présenter le terrorisme comme étant intrinsèquement lié à la délinquance, aux quartiers, n'est pas neutre et conduit à "surcriminaliser" le sujet, s'accordent nos sociologues.

Alain Bauer dément toute position politisée. Lorsqu'il affirme qu'"au cours des trois dernières années, le taux d'homicidité - donc homicides, tentatives d'homicides, coup et blessures ayant entraîné la mort etc. - a atteint le niveau le plus haut depuis quasiment 50 ans", il considère utiliser des données objectives. Alerte qu'il avait déjà passée dans bien d'autres médiasCe n'est pourtant pas tout à fait le constat du Centre d'observation de la société. D'après cet institut de recherche fondé par des économistes et journalistes, "le nombre d'homicides est stable depuis la fin des années 2000 en France". Il a même largement baissé depuis 1989 : il a été "divisé par deux par rapport au milieu des années 1990".

Pas d'informations sur les tentatives d'homicides. Mais d'après le Centre, les violences physiques comptabilisées en France sont très rares, bien loin du tableau d'"ensauvagement" de la société dépeint par Gérald Darmanin. La préfecture de police a bien noté une hausse de 53% des homicides et tentatives d'homicides cette année. Mais les données ont été publiées fin novembre, soit six mois après l'alerte de Bauer. Il arrive ainsi aux médias de devoir rectifier certaines de ses déclarations. Comme BFMTV en 2022. "La doctrine militaire russe prévoit que l'arme nucléaire tactique est une arme conventionnelle comme une autre", avait-il indiqué. La chaîne avait alors diffusé un démenti, indiquant que c'était "faux"

Raccourcis prêts-à-l'emploi politique

Selon Alain Bauer, tout a changé à la fin des années 1970. C'est ce qu'il explique sur RMC. On serait alors passé d'une société de "conservatisme" à une "très grande libéralisation", qui a mené à "cette phase d'affrontement". Entre les grandes villes et les zones rurales, explique-t-il, "il y a un lent développement des violences, au même rythme que le trafic de stupéfiants". Aucune étude ne permet pourtant d'établir de lien de causalité. Pour analyser l'embrasement politique à Romans-sur-Isère, après la mort du jeune Thomas, Alain Bauer explique que "le gouvernement craignait un Nahel à l'envers, résume-t-il à ASI, et le fait de nier la possibilité de l'existence d'un racisme «contre les blancs» était une erreur". Le professeur de criminologie expliquait aussi à l'antenne que les crimes coloniaux de la France puis l'exclusion des travailleurs issus des colonies et de leur famille conduit la société actuelle à "compenser" ses "remords" par "une sorte d'autorisation à la violence, délinquance". Il faut "rétablir l'ordre dans les familles, dans l'éducation et les institutions", assène-t-il. 

Lorsqu'on lui indique que Marion Maréchal a cité certains de ses arguments (l'existence d'un "racisme anti-blanc") sur le plateau de France info, quelques jours plus tard, Alain Bauer se veut ferme.  "Chacun peut se servir de ce qu'il veut dans le discours des autres. Mais à part vous, personne ne m'imagine politiquement proche de Marion Maréchal…." Quid des autres intérêts qu'il pourrait être accusé de servir ? C'est l'un des grands reproches formulé à son égard. Par Mathieu Rigouste, par exemple. Alain Bauer et son réseau "viennent proposer des discours et des récits qui permettent de légitimer les grandes mécaniques d'accumulation du capital militaro-sécuritaire et les grandes dynamiques de transformation des États", résume-t-il. Alain Bauer répond. "Je n'interviens jamais en conflit d'intérêt ou indique si je suis en conflit. Et ma seule activité politique es qualité l'a été auprès de Michel Rocard". Il poursuit : "La plupart des responsables politiques intéressés aux questions de sécurité, de défense et de renseignement ont pu me consulter et j'ai répondu, en général de manière publique, notamment en audition, à leurs questions."

En 2015, il n'hésitait pas à conclure une tribune dans le Figaro ainsi : "Le processus de révolution dans la gestion plurielle des terrorismes, engagé par Rémy Pautrat alors conseiller de Michel Rocard, réenclenché par Nicolas Sarkozy puis Manuel Valls (...) doit être accéléré". Sur LCI, le 3 décembre, interrogé sur "l'assassin islamiste de Bruxelles" (qui venait de tuer deux touristes suédois dans la capitale belge) et la politique anti-terroriste en France, il commentait : "Grâce soit rendue, dans un premier temps à Nicolas Sarkozy, qui avait fait la réforme du renseignement, imaginée par Michel Rocard, vingt ans après". Cette "nouvelle DGSI" a permis un "immense progrès", dit-il. Grâce soit rendue aux rédactions qui n'oublieront plus de clairement présenter Alain Bauer. 

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