Non, la décolonisation britannique ne s'est pas "bien passée"
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Non, la décolonisation britannique ne s'est pas "bien passée"

Sur notre plateau du 16 septembre, notre invitée Marjolaine Boutet a affirmé que le processus de décolonisation des colonies du Royaume-Uni s'était bien passé dans la plupart des cas, notamment grâce au rôle joué par la reine Elizabeth II. Un asinaute, nous a signalé ce passage. Auprès du médiateur, Boutet revient sur cette affirmation abusive, et deux historiens la critiquent en large et en travers.

Chez Arrêt sur images, on ne badine pas avec l'histoire. Alors quand un de nos asinautes nous a envoyé un message sur Twitter pour nous signifier ce qui lui apparaissait comme "un révisionnisme" "d'une extrême gravité", le médiateur s'est saisi de l'affaire. Le 16 septembre dernier, nous réalisions une émission ayant pour sujet la représentation de la reine d'Angleterre Elizabeth II dans la série à succès The Crown. En plateau : le présentateur Daniel Schneidermann, et trois invités : Joffrey Ricome, journaliste, co-auteur de The Crown, le vrai du faux (Grund, 2020), Marjolaine Boutet, critique séries, historienne des représentations dans la pop culture et Ioanis Deroide, professeur et auteur de L'Angleterre en séries (First, 2020).

À 15 minutes 36 de l'émission, Daniel se demande : "On voit une reine qui est donc en faveur de sanctions contre l'apartheid en Afrique du Sud, est-ce que la série a tenté d'amplifier le rôle qu'elle a pu jouer à cette époque-là ? Et de nous vendre une reine plutôt, alors décoloniale, ce serait trop fort..." Marjolaine Boutet prend la suite : "Alors il est vrai quand même que la reine Elizabeth est celle qui a accompagné la décolonisation des pays d'Afrique noire des anciennes colonies britanniques, et que dans la plupart des cas, cette colonisation (sic) s'est bien passée...". Daniel lui notifie son lapsus : "Décolonisation !". Boutet se reprend et poursuit : "Cette décolonisation s'est bien passée parce qu'elle a fait l'effort d'aller voir les chefs africains etc, et de maintenir le Commonwealth..."

Des Mau Mau du Kenya aux Chagos

"Si la décolonisation s'est bien passée pour la puissance tutélaire, on ne peut en dire autant des colonisés, à quelques exceptions près", réplique auprès d'ASI Fabrice Bensimon, professeur d'histoire de la Grande-Bretagne à la Sorbonne. Tout comme Mélanie Torrent, professeure à l'université de Picardie, spécialiste de la décolonisation britannique, Bensimon énumère auprès d'ASI plusieurs exemples de prises d'indépendance d'anciennes colonies de la couronne qui se sont faites sur fond de grandes violences. Ce fut par exemple le cas au Kenya, avec la révolte des Mau Mau, groupe rebelle qui agissait au nom du peuple Kikuyus, et qui avait été réprimée dans un bain de sang. Bilan : 100 000 civils et rebelles tués. Bensimon nous cite notamment les travaux de l'historienne Caroline Elkins (autrice d'ouvrages de référence, comme Britain's Goulag aux éditions Penguin en 2005 , prix Pulitzer en 2006, sur le massacre des Mau Mau) ou encore de David Anderson, qui dans Histories of the Hanged (Phoenix, 2005), raconte les pendaisons judiciaires décidées par le colonisateur pour mater la révolte des Kikuyus. Les deux historiens ont également en tête des massacres en Malaisie, la guerre d'indépendance de Chypre, ou encore celle du protectorat d'Aden, aujourd'hui inclus dans le Yémen, ainsi que la déportation des Chagos en 1973, à la suite de l'indépendance de l'Ile Maurice en 1968.

Outre ces faits de violence, l'histoire rappelle que les Britanniques ne sont pas partis en laissant leurs anciennes colonies dans le meilleur des états. Bensimon se réfère notamment au cas de l'Inde, qui acquiert son indépendance en 1947, en même temps que le Pakistan, ces deux pays étant "regroupés" en une seule colonie. "La partition du Pakistan et de l'Inde a entrainé d'importants déplacements de population, un grand nombre de réfugiés et des massacres", relève l'historien. 

Les Britanniques se sont "donné le beau rôle"

Toutefois, le réflexe de pensée de Boutet ne sort pas de nulle part. L'auteur de ces lignes a également le souvenir qu'en cours d'histoire au lycée, trainait cette idée selon laquelle la décolonisation britannique n'avait pas été si dure. Ceci repose en effet sur une historiographie qui pendant longtemps, a fait passer les Britanniques pour des décolonisateurs de bon aloi. Ceci est "en partie lié aux destructions d'archives par les autorités britanniques, ce qui leur ont permis de créer un récit qui leur donnait le beau rôle", note Bensimon. "L'idée selon laquelle la décolonisation britannique se serait bien passée est une idée qui a longtemps dominé dans l'esprit britannique mais aussi dans l'historiographie", confirme Mélanie Tourret. Il a fallu du temps pour que des travaux de chercheurs bouleversent les narrations institutionnelles. "Même pour la France, il y a eu une histoire de la vérité qui a mis du temps à sortir", analyse Bensimon. Il a fallu par exemple attendre l'an 2000 en France pour voir être soutenue la première thèse sur la torture pendant la guerre d'Algérie. "Pour la Grande-Bretagne, certains travaux sont encore arrivés beaucoup plus tard. Mais aujourd'hui, il faut aller à la droite de l'échiquier politique britannique pour soutenir que le Royaume-Uni a mené une décolonisation pacifique."

L'indépendance des anciennes colonies britanniques ne s'est pas faite sans concertation, négociation et autres tractations avec le colonisateur. Mais la médiatisation de ces prises d'indépendance s'est accompagnée de "nombreuses images de cérémonies où étaient présents des membres de la royauté britannique, observe Torrent. Il y a toute une mise en image de la monarchie qui accompagne l'indépendance, avec des membres de la famille royale qui sont dépêchés aux quatre coins de l'Empire pour symboliser un partenariat qui se poursuivrait dans le temps." Une façon, pour l'historienne, de se démarquer des décolonisations françaises et portugaises, où colons et colonies se sont volontiers tourné le dos. Dans le meilleur des cas.

"Une affirmation précipitée"

Et qu'en disent nos intéressés en plateau ? De son côté, Daniel explique "ne pas avoir entendu cette phrase". Plus exactement, elle a échappé à sa vigilance : "J'étais concentré sur le fait de la corriger à ce moment-là. Et aussi sur le fil de mon émission, sur mon conducteur, sur ce que j'allais dire après." Pour ce qui est du fond, Daniel admet également son manque de connaissance sur le processus de décolonisation britannique : "J'avais en tête, mais sans précision, ce qui avait été fait au Kenya." Jointe par nos soins Marjolaine Boutet, présente ses plus plates excuses : "Je n'aurais pas dû dire ça. C'était une facilité rhétorique […] une affirmation précipitée qui aurait demandé de plus amples développements." Boutet nous précise avoir voulu dire que la décolonisation britannique s'était "plutôt mieux passé qu'en Algérie". Ce que, là encore, nous contredit Bensimon : "Dans les méthodes, les répressions et les exactions, les Britanniques n'ont pas grand chose à envier à la guerre d'Algérie."

Le Kenya et "The Crown"

Après avoir échangé par téléphone avec le Médiateur, Daniel a tenu à lui transmettre des éléments de réponse supplémentaires, s'intéressant notamment à la question kenyane dans The Crown. Les voici, in extenso

"Pour préparer l'émission, je n'avais pas révisé la décolonisation britannique. Pas suffisamment en tout cas pour engager un débat en direct avec Marjolaine Boutet. De fait, la colonisation britannique en Afrique, au Kenya en particulier, est quasi-absente de The Crown. Elle n'est brièvement présente que dans l'épisode 2 de la saison 1. Arrivant en voyage à Nairobi en 1952, ceux qui ne sont encore que la princesse Elizabeth et le duc d'Edimbourg sont accueillis à l'aéroport par une brochette de chefs kenyans. Avec une arrogante insolence, Philip s'amuse d'une médaille de celui-ci – "J'ai la même. Allons, où l'avez-vous volée ?", ou de la couronne de celui-là – "joli chapeau" "pas un chapeau, une couronne !", lui souffle Elizabeth. Un zoom sur le visage fermé du chef couronné ainsi moqué suggère que la monarchie ne s'est pas véritablement gagné les cœurs. "L'indépendance gagne du terrain sur tout le continent. Leur soutien est plus important que jamais", fait observer le gouverneur britannique à Elizabeth. Si l'arrogance de la monarchie envers les populations colonisées est ainsi évoquée en creux en quelques secondes, ce sera tout. Le reste de l'épisode est monopolisé par la mort dramatique – quoique attendue – de George VI, qui cueille les deux époux dans une "lodge" d'observation des hippopotames et des girafes, et propulse soudain la jeune femme au statut de reine. Il est vrai que la rébellion Mau Mau, qui fera cent mille morts en quatre ans, ne démarrera qu'à l'automne de la même année. Cette rébellion est donc en cours en 1953-54, quand la reine effectue sa grande tournée du Commonwealth (The Crown, S1, E8). Laquelle tournée évite soigneusement le Kenya pour se limiter, en Afrique, à l'Ouganda. On peut donc considérer comme "logique" que cet épisode-là ne mentionne pas, non plus, la rébellion des Mau Mau au Kenya. Ainsi s'est déployée une infernale mécanique d'invisibilisation des cent mille morts du Kenya en plusieurs étapes : The Crown, et notre plateau sur la série. Atterrant. Si c'était à refaire…"


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