Fachosphère sur YouTube : "L'humour, un cheval de Troie"

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En parallèle de l'extrême droite institutionnelle incarnée par le Rassemblement national, de nouvelles figures se revendiquant du fascisme émergent sur YouTube : Papacito, Code-Reinho... Ton à la "contre-Canal+", soif d'éducation populaire et vocabulaire (...)

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  • Presentation
    Daniel Schneidermann
  • Préparation
    Adèle Bellot
  • Réalisation
    Daniel Schneidermann
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En parallèle de l'extrême droite institutionnelle incarnée par le Rassemblement national, de nouvelles figures se revendiquant du fascisme émergent sur YouTube : Papacito, Code-Reinho... Ton à la "contre-Canal+", soif d'éducation populaire et vocabulaire plein de sous-entendus pour contourner la vigilance de plateformes comme YouTube envers les propos racistes : Daniel Schneidermann décortique ce nouvel écosystème de l'extrême droite en ligne, avec les journalistes Lucie Delaporte (Mediapart) et Paul Conge (Marianne).

Le youtubeur Papacito a récemment fait parler de lui pour avoir appelé au meurtre de "gauchistes" dans une vidéo très violente, supprimée depuis par YouTube tandis qu'il était convoqué par la police. Mais il est loin d'être le seul vidéaste à répandre en ligne une idéologie d'extrême-droite sous couvert de second degré. Cette semaine, Daniel Schneidermann invite deux spécialistes de cet écosystème très sophistiqué qu'est le réseau de l'ultradroite connectée : Lucie Delaporte, journaliste à Mediapart qui couvre l'extrême droite et ses relais médiatiques sur YouTube, et signait récemment une enquête sur ce "néo-fascisme débonnaire" ; et Paul Conge, journaliste à Marianne et auteur de l'ouvrage Les grands remplacés (éditions Arkhê), sur le public que visent ces nouvelles figures d'extrême droite.

Tous trois commencent par interpréter le vocabulaire assez particulier de ces youtubeurs, et notamment le tee-shirt à message du mannequin "gauchiste" pris pour cible dans la vidéo de Papacito, "médiacuck Dhimmi". "Cuck veut dire cocu, et Dhimmi, c'est une référence à la dhimmitude, l'idée de la soumission à l'islam et à l'islamisme," explique Paul Conge, pour qui l'ensemble renvoie à "un mode de vie de gauche, bobo, citadin et vegan" : en somme, à ce que d'autres nomment "l'islamogauchisme" - mais en "plus crypté" selon Lucie Delaporte. Elle explique avoir découvert ce courant de l'extrême droite en parlant de son parcours avec un militant du Rassemblement national. "Il avait un amour des jeux vidéo, et en découvrant ces youtubeurs, il est allé vers le Rassemblement national," dit-elle en ajoutant qu'elle-même était surprise de découvrir cette sphère dont elle ignorait l'existence, alors qu'elle couvre l'extrême droite depuis plusieurs années. Daniel Schneidermann se pose la question de l'étanchéité de cette galaxie en ligne, par rapport à l'extrême droite institutionnelle : Delaporte prend l'exemple de Julien Rochedy, ancien cadre du RN qui selon elle a décidé de donner priorité à un "combat métapolitique" : Rochedy, dit-elle, est "clairement un identitaire". "Il est sur cette question d'art de vivre de droite, il se veut un peu intellectuel, viriliste." Paul Conge abonde : "Rochedy se vit comme un intellectuel de droite", qui répand une "politique viriliste" et souhaite "distiller une vision essentialiste de l'homme et de la femme".

Comment cette constellation de figures de youtubeurs d'extrême droite s'est-elle créée ? Paul Conge rappelle les débuts de Papacito : dans les années 2010, ce Toulousain s'est fait connaître sur Internet grâce à son blog "Fdp de la mode", "un blog très trash, vulgaire, antiféministe, anti-mode de vie citadin de gauche" où il valorisait une certaine vision "du terroir, de l'armée et du monde paysan". Après l'édition d'un ouvrage co-écrit avec l'extrême droitier Marsault (ed. Ring), il est devenu un influenceur politique cherchant, via sa chaîne YouTube, "à fidéliser une communauté et à faire infuser des idées catholiques et royalistes d’extrême droite dans la sphère des réseaux sociaux," explique Conge. Selon lui, Papacito veut "créer un contre-Canal+" en agissant sur le plan de la culture et des idées afin de déringardiser les idées politiques d’extrême droite. Son arme favorite : l'humour. "Il peut enchaîner douze gags à la minute, et grâce à ça, il a pu toucher une énorme communauté de jeunes." Le journaliste d'ASI Maurice Midena fait un passage en plateau pour présenter un autre youtubeur d'extrême droite, Code-Reinho, un ancien militaire en Afghanistan présent dans la vidéo de Papacito et spécialiste des armes. Lui aussi a rassemblé une impressionnante communauté sur YouTube. Maurice Midena écrivait son portrait la semaine dernière. "Il se présente lui-même comme un facho, toujours avec un côté dont on ne sait pas si c'est du second degré ou du premier degré, entre humour et sous-entendus," explique Maurice.

"Sangliers" et sous-entendus : Contourner la vigilance de YouTube 

Cette galaxie d'extrême droite excelle dans l'art du sous-entendu, qui leur permet de contourner la vigilance de plateformes comme YouTube sur les contenus racistes. Daniel Schneidermann rappelle à titre d'exemple que Sud Radio a eu des problèmes de contenus sur YouTube pour cette raison. La solution de Papacito et consorts : parler de façon à ce que leurs initiés comprennent, mais pas la censure de YouTube. Ainsi, Papacito nomme très souvent dans ses vidéos les "sangliers"... pour parler, selon Paul Conge, d'immigrés non-européens. Lucie Delaporte acquiesce : "Une fois que l'on tombe dans cette sphère, on sait très bien de qui ils parlent. L'animalisation des migrants, [dans ces vidéos], c'est une constante. C'est très malin, car en justice, c'est difficilement attaquable." Pour Paul Conge, ces youtubeurs utilisent l'humour comme un "cheval de Troie pour faire passer ses idées"Daniel Schneidermann montre un extrait d'une interview de plusieurs de ces youtubeurs sur la chaîne TV Libertés, durant laquelle cette méthode est "théorisée et exposée". Daniel cite également un rapport du parquet général de Paris qui a retrouvé, dans une vidéo de Papacito, une référence au terme de "sangliers" comme désignant exclusivement les immigrés en situation irrégulière. Pour Paul Conge, le vocabulaire qu'utilisent les youtubeurs comme Papacito dépend du contexte médiatique : sur sa chaîne YouTube, dit-il, "il veut surtout toucher des gens un peu plus de gauche, qu’il pourra ramener dans son camp", tandis que lorsqu'il est invité dans un média ouvertement d'extrême droite comme Boulevard Voltaire, "il va parler de collabos, d'envahisseurs, d'État profond, utiliser toute la rhétorique bien connue de l'extrême droite".

Cette galaxie d'influenceurs d'extrême droite est en fait à la fois petite et très active, explique Lucie Delaporte : "Ils arrivent à être à la fois très peu nombreux et à se démultiplier, ils s'invitent les uns, les autres, ils ont parfois mêmes sponsors." Le but : "Constituer un écosystème cohérent", partager l'audience de "followers" et, à terme, essaimer vers certains médias plus traditionnels, dit-elle, comme Valeurs actuelles et sa chaîne YouTube surfant sur le format Brut, VA+.

Ces invitations croisées incessantes leur permettent de faire émerger de nouvelles figures qu'ils pourront ensuite rallier à leur camp, explique Paul Conge, qui prend l'exemple d'El Rhayan, mis en avant par le rappeur identitaire Kroc blanc. Daniel Schneidermann note un paradoxe : "Si les youtubeurs de gauche avaient le même sens du partage et de la générosité, peut-être que la gauche se porterait mieux !" Une autre figure récente est Baptiste Marchais, arrivé sur YouTube il y a seulement huit mois selon Lucie Delaporte, mais qui a très vite acquis une notoriété importante. La journaliste note qu'il n'est pas apparu de nulle part : il s'agit d'un proche de Serge Ayoub, figure de l’ultradroite violente des années 1980. 

Créer un "contre-Canal+"

Les médias traditionnels d'extrême droite s'intéressent fortement à ces nouvelles figures - et leur audience massive. C'est le cas notamment d'Eric Zemmour, qui a professé sur CNews qu'il "aime beaucoup Papacito", selon lui quelqu'un de "sympathique et intelligent" qui fait "de l'auto-dérision, gaguesque". Zemmour ajoutait qu'il reconnaissait dans la vidéo de Papacito "le fameux esprit Canal". Cet esprit Canal aurait-il été retourné par les néo-fascistes de YouTube, demande Daniel Schneidermann ? Pour Paul Conge, c'est davantage un "contre-Canal" que souhaite créer Papacito : "il veut être émetteur d'un discours gaguesque, destiné aux jeunes, qui soit drôle, cool, pop, pour appâter les jeunes avec un discours d’extrême droite désirable". Pour Daniel Schneidermann, il y a chez ces néo-fascistes de YouTube une "authentique méchanceté" que ne possédait pas l'esprit Canal, malgré la volonté affichée dans les deux cas de se moquer de l'autre. "Ils sont sur la culture de la transgression," explique Lucie Delaporte. "Le fond du discours est complètement différent, mais la forme est similaire." Paul Conge rappelle que Papacito n'a donné qu'après coup - et après convocation expresse pour s'expliquer face à la police - des clés de lecture de sa vidéo. Mais qu'il soit ou non condamné à la suite de l'ouverture d'une enquête par le parquet de Paris pour provocation au meurtre, l'impact d'une potentielle condamnation sur son audience risque fort d'être faible, voire nul, rappelle Daniel Schneidermann. 

Lucie Delaporte note, chez les youtubeurs d'extrême droite comme ceux de gauche - elle cite Usul, qui officie sur la chaîne de Mediapart - une "soif d'éducation populaire" : "Ils parlent à un public difficile à cerner, qui n'a pas fait de longues études, pour qui les médias traditionnels sont considérés comme ennuyeux, parfois inaccessibles." Selon elle, l'attaque la plus difficile à contrer qu'adressent les youtubeurs d'extrême droite au camp de la gauche est celui du "fossé de classe". "Plusieurs ont des origines étrangères : Valek est albanais, Papacito a des origines espagnoles… Il disent : vous êtes des bourgeois blancs. La question de la classe est très importante, ils s’adressent à un public de classe populaire. On représente tout ce qu’ils détestent, les dominants." Paul Conge abonde : selon lui, ces youtubeurs s'adressent à un public de "petits blancs, trentenaires, déclassés, péri-urbains, des Français “d’en bas” braconnés par les youtubeurs". Il note tout de même que "des CSP+ qui possèdent des appartements dans Paris" apprécient également ces figures d'extrême droite, comme le Raptor : "Cela déteint sur d'autres strates [sociales]", dit-il. 

Lucie Delaporte renvoie aux travaux de la chercheuse Sylvie Laurent sur la figure des déclassés dans la société américaine, "instrumentalisés par les Républicains et la classe dominante". Tout de même, précise-t-elle, c'est un peu plus complexe : "Julien Rochedy est proche de Valeurs actuelles, des Amis de Marion Maréchal... Il y a toute une sphère qui est aux manettes, dans le système. Ce discours prétendant « On est le peuple », c'est aussi une construction." Les passerelles sont nombreuses entre "l'alt-right" américaine et ces youtubeurs : elle cite Steve Bannon, ancien chef de campagne de Donald Trump, qui a conseillé Marion Maréchal, elle-même la meilleure amie de Geoffroy Lejeune, le rédacteur en chef de Valeurs actuelles ...

"Déringardisation" galopante

Daniel Schneidermann souligne la volonté de "déringardisation" de ces milieux d'extrême droite à la recherche d'un public plus jeune. Valeurs actuelles tente par exemple d'atteindre les abonnés de youtubeurs comme Papacito en jouant sur le même terrain avec sa chaîne VA+. Georges Matharan, journaliste à VA+, a refusé de participer à l'émission, précise Daniel Schneidermann : "C'est dommage, il aurait pu répondre à vos questions," dit-il à ses deux invités. Cette volonté de paraître cool est selon Lucie Delporte incarnée par Geoffroy Lejeune, depuis plusieurs années. Lui porte casquette et barbe de trois jours dans les vidéos de VA+ ; d'autres, note-t-elle, comme la journaliste antiféministe et réactionnaire Eugénie Bastié, ont adopté un look "branché" en mettant, par exemple, un perfecto, afin de se démarquer de "l'image de Christine Boutin" qui collait à l'extrême droite au sortir des années "Manif pour Tous". "Ils ont beaucoup réfléchi à leur apparence, mais ça n'est pas un déguisement," dit Lucie Delaporte. Paul Conge cite le livre de Philippe Vardon, Eléments pour une contre-culture identitaire (éditions IDées), qui liait déjà idéologie et pop culture en conseillant, par exemple, de regarder Batman pour la "bravoure" que le personnage incarne. "Maintenant, Papacito vous dit qu'il faut s'alimenter avec de la viande, il prend Depardieu comme exemple... Ils inventent un art de vivre qu’ils raccrochent à leurs idées."

En parlant au téléphone avec Georges Matharan, pendant la préparation de l'émission, Daniel Schneidermann explique sa surprise à la mention du terme d'extrême droite : "Matharan a grimpé aux rideaux," dit-il. Le terme ne passe pas : le journaliste de VA+ se dit de droite, tout court. Eric Zemmour ? Pas d'extrême droite, selon lui. Marine Le Pen, Marion Maréchal ? Pas d'extrême droite non plus. Lucie Delaporte sourit : "On est habitués à ce discours, évidemment, personne n’est d’extrême droite... Mais il suffit de regarder les thèmes, ce dont ils parlent." Paul Conge liste trois grandes idées qui reviennent souvent dans les discours de l'extrême droite : une demande d’autoritarisme avec un État fort et punitif ; un "nativisme" favorable à une population homogène, qui soit sans immigrés venant du Moyen-Orient ou d'Afrique ; et un "césarisme", un choix de leader charismatique qui émane du peuple. Lucie Delaporte ajoute que le RN "continue de batailler pour qu'on ne les qualifie pas d’extrême droite" ; mais qu'à l'inverse, Julien Rochedy dit à son public d'être "fiers d'être fachos"


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