Journalistes assassinés à Gaza : cessons le "version contre version"
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Journalistes assassinés à Gaza : cessons le "version contre version"

Reprendre les accusations israéliennes sans rien ajouter revient à les crédibiliser

Tous les samedis, l'édito médias de Pauline Bock, cette semaine signé Elodie Safaris, envoyé dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !

Ils sont une vingtaine à avoir été tués à Gaza depuis l'assassinat de Ahmed Mansour, brûlé vif dans sa tente de journalistes près de l'hôpital Nasser à Khan Younès (dans le sud de la bande de Gaza). Une vingtaine dont vous n'avez sûrement jamais entendu les noms, à quelques exceptions près. Les médias français ne se sont toujours pas décidés à plus et mieux parler du massacre en cours de leurs consoeurs et confrères palestiniens par l'armée israélienne. Mais parfois, lorsque le massacre est tel qu'il semble impossible de ne pas l'évoquer, lorsqu'une dépêche AFP y est consacrée ou que l'indignation monte d'un ton, les rédactions s'en saisissent. Reste à voir comment.

Dimanche 10 août, Israël a (encore) ciblé une tente de journalistes à Gaza, cette fois à proximité de l'hôpital al-Shifa, tuant six professionnels des médias. Le journaliste indépendant Mohammed al-Khaldi, ainsi que cinq autres personnes travaillant pour la chaîne qatarie Al Jazeera : le reporter Anas al-Sharif, le correspondant Mohammed Qraiqea, le vidéoreporter Ibrahim al-Thaher, ainsi que l'assistant caméraman (et chauffeur ce jour-là), Mohamed Nofal. 

"La complicité est totale"

Seul Anas Al-Sharif a retenu l'attention médiatique. D'une part parce qu'il était LA figure d'Al Jazeera à Gaza depuis que Wael Al-Dahdouh (le célèbre chef du bureau d'Al-Jazeera à Gaza) a dû s'exiler au Qatar et qu'Hossam Shabat a été tué par un drone israélien en mars dernier. D'autre part, parce qu'Israël a immédiatement assumé l'avoir visé affirmant que "Al-Sharif était le chef d'une cellule terroriste du Hamas et coordonnait des attaques de roquettes contre des civils israéliens et des soldats de Tsahal". Le journaliste de 28 ans aux plus de 1,6 million d'abonnés sur Instagram faisait d'ailleurs l'objet de menaces de Tsahal (depuis des mois, aux côtés d'autres de 5 autres de ses confrères) à tel point que fin juillet, la rapporteuse spéciale des Nations unies sur la liberté d'expression, Irene Khan, s'en était inquiétée dans un communiqué.

Mais que faire des justifications de l'armée israélienne ? Quelle place leur donner ? Pour certains comptes militants, le simple fait de citer froidement les justifications brandies par Israël constitue une faute. À l'instar de la journaliste et militante Sihame Assbague qui s'emporte sur X : "Ça reprend sans sourciller les éléments de langage de l'occupant israélien", ajoutant que "la complicité est totale" et que "chaque crime israélien est aussi le leur".

Au JT de France 2, 1 minute pour la propagande d'Israël, 5 secondes pour RSF

Il est vrai que la majorité des médias - surtout audiovisuels - ont eu tendance à faire apparaître les éléments de langage de l'armée israélienne dès leur titre ou leur chapô et trop souvent sans même les contextualiser. Un traitement médiatique qui soit ne prend même pas la peine d'apporter un contradictoire à cette propagande (comme ici sur LCI pas compris cet exemple), soit donne à voir une sorte de "version contre version" comme le fait le 20 heures de France 2 du 11 août. Il a fallu attendre la quinzième minute de JT pour voir diffusé un sujet sur le massacre de toute l'équipe d'Al Jazeera et voir le le micro tendu à...Olivier Rafowicz , porte-parole francophone de l'armée israélienne. Au total, près d'une minute pour la propagande israélienne, contre cinq petites secondes pour la réaction de Reporter sans Frontières qui pourtant "dénonce un assassinat revendiqué pour éliminer les journalistes qui dérangent".

Le "version contre version" prend d'ailleurs parfois des dimensions ubuesques comme sur France Info lorsque le présentateur lâche "les conditions de travail sont particulièrement difficiles dans le secteur où le Hamas verrouille toute communication" pour lancer un sujet sur ce massacre opéré par Israël.

Contextualiser et déconstruire la propagande israélienne plutôt que de la relayer

Le seul fait de reprendre les accusations israéliennes sans rien ajouter revient à les crédibiliser. Pour les contextualiser, les médias doivent donner la parole à RSF, mais aussi aux journalistes palestiniens encore à Gaza, aux spécialistes dont c'est le sujet d'étude. Il leur faut également déconstruire cette propagande israélienne, comme le rappelait récemment ASI.

Certains médias ont d'ailleurs traité correctement le massacre du 10 août. En évoquant le travail et la vie d'Al-Sharif (comme l'Humanité) ; en donnant la parole à des journalistes gazaouïs (comme Mediapart) ; en abordant le texte posthume du journaliste palestinien publié sur ses réseaux sociaux et vu plus de 13,8 millions de fois (comme TV5 Monde) ; en insistant sur le manque de preuves fiables de Tsahal contre Al-Sharif (comme Le Monde) ; ou encore en publiant des reportages depuis les funérailles des journalistes à Gaza (comme RFI).

Car cette accusation d'être "un terroriste du Hamas" est systématiquement utilisée pour justifier les massacres à Gaza, comme l'a dénoncé à plusieurs reprises RSF, ou comme l'ont révélé des enquêtes indépendantes comme celles du Gaza Projet de Forbidden Stories. Des éléments qui doivent donc être rappelés à chaque fois qu'Israël assassine des journalistes, au risque sinon, d'une certaine façon, de légitimer le massacre de nos confrères palestiniens. Dans un thread publié sur X (et traduit en français par le spécialiste du Proche-Orient, Thomas Vescovi), puis dans un article, le journaliste d'investigation israélien, Yuval Abraham, raconte qu'après les attaques terroristes du 7-Octobre, les renseignements israéliens ont mis en place "une cellule de légitimation" dont la "principale mission" consistait "trouver des journalistes gazaouis qui pourraient être présentés dans les médias comme des membres du Hamas déguisés", le tout "sans rien trouver".

"Je me fiche de savoir si Al-Sharif était du Hamas ou pas"

"On est tous des terroristes dans les yeux des Israéliens et surtout de l'armée d'occupation" a martelé sur RFI le journaliste palestinien francophone, Rami Abou Jamous, depuis Gaza. Ce dernier pointe d'ailleurs l'incongruité des accusations de Tsahal : "Ils disent qu'il était le responsable de lancement de roquettes, alors qu'Anas Al-Sharif, 24h sur 24, était devant la caméra d'Al Jazeera en train de faire des lives, des reportages et comment il a le temps de lancer des roquettes ou quoi que ce soit ? Pourquoi ne l'ont-ils pas ciblé quand il lançait des roquettes ?".

Comme souvent, l'imputation s'est appuyée sur des selfies d'Anas Al-Sharif (pris aux côtés de cadres du Hamas) qui ont rapidement circulé sur les réseaux sociaux. Si, à l'époque, les clichés (datant de 2021) ont bien été partagés par le journaliste sur sa chaîne Telegram, ils ne sauraient être une preuve du fait qu'il était un combattant armé du Hamas et encore moins, justifier son assassinat. "Pour avoir un tel accès il faut être membre, affilié ou au minimum protégé par l'organisation terroriste" a affirmé très sûr de lui, sur X, le correspondant de TFI / LCI en Israël, David Benaym. Pourtant, comme ASI l'a déjà rapporté dans un article qui revient en détail sur les suspicions qui pèsent sur les journalistes palestiniens, ces selfies ne prouvent pas grand-chose et sont relativement courants dans les smartphones à Gaza où le Hamas gouverne l'enclave et toutes ses institutions. 

Toujours sur la plateforme de Musk, le franco-israélien et ex-correspondant historique de France 2 à Jérusalem, Charles Enderlin a affirmé (sans en apporter la preuve) qu'Anas Al-Sharif était bien "membre du Hamas" mais ajoutant que "désarmé, et ne représentant pas une menace directe il n'y avait aucune raison de le tuer". Qui pour rappeler, sur les plateaux, les bases du droit international à ce sujet ? Par exemple, que quand bien même le journaliste aurait été sympathisant du Hamas, cela ne donnait pas le droit à Israël de le tuer. Dans le même temps, le président de la Foreign Press Association déclarait sur CNN qu'il se fichait de savoir "si Al-Sharif était du Hamas ou pas" arguant lui aussi que ce n'était pas un motif valable pour le tuer. Des discours qui devraient pouvoir exister dans les médias français et qu'on n'entend pourtant pas.

Dans son thread précédemment cité, le journaliste israélien Yuval Abraham pointait qu'"un·e journaliste qui, à ce stade, après d'innombrables mensonges, ne met pas en doute les déclarations du porte-parole de Tsahal manque tout simplement à sa mission". Il est temps que les médias français se l'appliquent !

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