"Mariés au premier regard" (et divorcés juste après) : le roman-photo stéréotypé de M6
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"Mariés au premier regard" (et divorcés juste après) : le roman-photo stéréotypé de M6

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Avis aux abonné.e.s qui seraient célibataires : si vous aimez dessiner des cœurs dans le sable ou caresser des pétales de fleurs, ne cherchez plus l'amour, on a trouvé le programme qu'il vous faut. Depuis huit ans, M6 diffuse "Mariés au premier regard", une émission au cours de laquelle des célibataires qui ne se connaissent pas se marient. Mais attention, ils ont fait des "tests scientifiques" et obtenu des scores de "compatibilité" dépassant les 80% (à la différence de votre ex, qui plafonnait à quoi, 40% ?). Lors de sa première saison, ce programme "basé sur la science" avait suscité de vives critiques. Depuis, ce roman-photo stéréotypé est devenu une machine à cash pour M6. Une chronique à lire avec une poignée de riz (y'a du mariage dans l'air).

Ça va pas du tout. Au cours d'une visio avec Estelle, Marie a fini par craquer.

Pauvre Marie. C'est pas son truc, les sujets anxiogènes. Elle, elle souhaite juste rencontrer l'amour et profiter des plaisirs simples de la vie. Comme par exemple s'adonner à de la gravure sur sable (elle débute seulement).

Ou juste regarder l'horizon pour réfléchir.

Ou plus simplement marcher au bord de l'eau, se balader dans les champs, et cueillir des fleurs. Toujours en compagnie d'un tout petit caméraman. 

Si Marie a accepté d'être filmée par le petit caméraman de M6, c'est parce qu'elle cherche l'amour. Et la chaîne pense lui avoir trouvé la bonne personne : Jérémy. Un jeune homme qui lui aussi adore regarder l'horizon pour réfléchir (vous êtes prévenu, c'est une constante dans ce programme).

Marie et Jérémy ne se sont jamais vus, ils ne se sont jamais parlé, et pourtant, ils vont se marier car ils ont beaucoup de points communs. M6 en est convaincue, cette proximité se traduit même par un pourcentage : 82% de "compatibilité".

Exemple de points communs ? Quand Estelle passe son temps à regarder la mer avec son chien Moka, que fait Jérémy, d'après vous ? 

Dit autrement par M6 : "Ils ont tous les deux reporté leur besoin d'affection sur leur animal de compagnie qui aujourd'hui, a une place centrale dans leur quotidien". Largement suffisant pour se dire oui en effet.

Une "expérience", basée sur "la science"

Diffusée depuis le mois de mars, la nouvelle saison de Mariés au premier regard attire plus de 2 millions de téléspectateur·ices le lundi soir, permettant à M6 d'être la 3ème chaîne la plus regardée. Un score étonnant pour une émission qui en est à sa 8ème saison et dont le principe reste immuable : des célibataires passent des tests puis font tout à l'envers (mariage, voyage de noces pour apprendre à se connaître, puis rencontre avec la belle famille jusqu'à la scène finale pour savoir s'ils sont tombés amoureux). Le tout filmé en une dizaine de jours, moyennant un contrat de travail au rabais comme dans tout programme de téléréalité (avec un défraiement de 65 euros par jour, ces candidats sont surtout là pour chercher… l'amour ?).

Mais cette téléréalité n'est pas tout à fait comme les autres. Car à la différence de l'Amour est dans le pré ou de tous les autres programmes sur le même thème, comme 4 mariages et une lune de miel, ce qui fait la spécificité de ce programme, ce sont eux…

Leur rôle est expliqué à chaque début d'émission :

De fait, l'approche "scientifique" revient régulièrement pendant le programme. Quand les célibataires annoncent à leurs parents qu'ils vont se marier avec un·e inconnu·e, ils doivent argumenter un minimum pour les convaincre d'assister à la cérémonie.

En vrai, ils reprennent à leurs comptes les arguments pseudo-scientifiques des "experts". "Ce n'est pas du n'importe quoi, papa. Je participe à une expérience qui est basée sur la science, explique par exemple Florian. Il y a beaucoup de questionnaires, de tests psychologiques, des entretiens avec des thérapeutes. C'est un choix qui est vraiment très réfléchi." Même argument pour Marie : "Je m'en remets aux experts et à la science, j'ai l'impression que c'est ma dernière chance." Pareil pour Raphaël, il a "envie de faire confiance à la science".

Ludivine, elle, est persuadée que ça va marcher : "On a 77% de points communs. Donc il y a 77% de choses où on est d'accord, on pense la même chose, on a envie des mêmes choses, on voit les mêmes choses, on fait les mêmes choses, on a les mêmes goûts. (...) Il y a la bonne personne en face."

La voix off rappelle cette approche par petite touche. Un jour, une candidate reçoit "une lettre envoyée par l'homme sélectionné par la science". Un autre, un candidat est conforté "dans la certitude que la science ne s'est pas trompée, qu'ils étaient faits pour se rencontrer."

La "science" ? Dès la diffusion de la première saison en 2016, la presse avait dézingué cette approche pseudo-scientifique. Sciences et Avenir avait démontré la nullité des tests (scoop !), un sociologue avait qualifié d'arnaque les thèses scientifiques du programme (avec à la clé un procès en diffamation). Même les experts d'ASI, âgés de 12 ans, avaient émis des doutes sur le sérieux de ces "scientifiques" lors d'un épisode de Classe télé.

Huit ans après, la science apparaît toujours dans l'émission, mais elle est tout de même moins présente qu'en 2016. Par exemple, on ne voit plus du tout les tests de pré-sélection, alors qu'en 2016, on assistait aux tests avec une scientifique en blouse blanche (avec des pipettes dont on n'a jamais voulu savoir l'utilité).

On voyait aussi les candidats passer une batterie de tests, notamment celui de l'odorat pour vérifier la compatibilité olfactive.

En 2024, tout ça, c'est terminé. On voit encore des candidats renifler des vêtements sales, mais c'est pas scientifique, c'est juste un cadeau. N'est-ce pas Marie ?

Un roman-photo stéréotypé

Oui, en 2024, ce qui caractérise ce programme appelé "expérience" par tous les participant.e;s, c'est moins la dimension scientifique que sa propension à véhiculer les clichés. Mariés au premier regard, c'est d'abord et avant tout un roman-photo très stéréotypé. On pourrait presque regarder l'émission sans le son.

Un célibataire, c'est d'abord quelqu'un qui se balade seul dans la nature en caressant des blés ou des pétales.

Un célibataire, c'est quelqu'un qui comble l'ennui par tous les moyens. Comme Florian, qui adore regarder chaque matin un globe en train de tourner.

L'après-midi, il est plutôt lecture. Mais que d'un œil.

De temps en temps, il scrute l'horizon, on ne sait jamais...

Bref, un célibataire, ça s'ennuie. Mais pour combler ce manque, les hommes et les femmes de M6 n'ont pas les mêmes réactions. Les hommes font surtout du sport. 

De préférence, torse-nu.

Quant aux femmes, elles sont souvent mélancoliques et s'adonnent à leur passe-temps favori, la fameuse gravure sur sable.

Dans chaque épisode, ce quotidien de célibataire est interrompu par le coup de fil de l'experte qui annonce avoir trouvé des prétendants ayant les mêmes passions. 

femmes rassurées, hommes rassurants

Sous couvert d'unir les couples "par la science", l'émission véhicule surtout une vision bien traditionnelle du couple. On ne s'en rend pas bien compte au début car le programme est d'abord une fête : cérémonie sous le soleil de Gibraltar, soirée dans un château... c'est un spectacle pour les yeux.

Les téléspectateur·ices ne loupent rien des festivités. Les caméras ne lâchent pas une seule seconde les jeunes mariés qui ne se connaissent pas. De quoi satisfaire le voyeurisme des téléspectateur·rices (avec les sous-titres, histoire de bien comprendre les scènes, même sans le son).

Mais la vraie question est celle-ci : comment la production a-t-elle choisi les candidat.e.s ? Au-delà de leur passion pour les pétales, les cœurs dans le sable et les chiens-chiens, tous les candidats et candidates ont connu des déceptions amoureuses. Les femmes ont du mal à faire confiance, elles ont un vrai besoin d'être rassurées, les hommes doivent donc être rassurants. C'est le schéma classique de l'émission ; la voix off fait le reste.

Par exemple, Tracy "a besoin de se sentir rassurée et acceptée pleinement". Il lui faut donc "une personne très solide, un roc capable de la séduire, de la rassurer et d'ouvrir cette carapace qu'elle s'est forgée." Mais le problème de Tracy, c'est qu'elle "n'a pas les codes de ce qu'est un homme rassurant, sa vision d'un homme idéal est bien évidemment biaisée par l'absence de figure paternelle pendant son enfance." Du coup, elle est un peu mélancolique.

Alice, elle aussi, a besoin d'être "rassurée" par Florian, lequel a bien compris son rôle comme il l'explique à plusieurs reprises, face caméra : "J'ai compris qu'il faut que je fasse attention à comment je montre les choses. Faut que je la rassure à ce moment-là", "Il faut que j'essaye de faire le maximum pour la rassurer". Vous connaissez la suite.

Marie, quant à elle, a besoin d'un homme "rassurant, doux et sportif". Et ça tombe bien car Jérémy "en se montrant, rassurant, enveloppant et charmeur, a fait vaciller toutes les convictions négatives de Marie. Mais Marie est fragile". Oui, les hommes sont rassurants, et les femmes sont fragiles, chacun à sa place.

Et gare à ceux qui feraient exception ! Par exemple, Loïc n'est pas très salle de sport mais plutôt senteur du printemps.

Il est aussi recadré par l'experte qui résume ainsi l'enjeu des prochains épisodes : "Loïc parviendra-t-il enfin à dépasser sa paralysie, à se reprendre face à cette femme qui l'impressionne tant pour se montrer plus rassurant et séducteur ?"

À l'inverse, Ludivine est une mère célibataire avec un enfant en bas-âge. Elle ne colle pas trop au stéréotype de la jeune femme fragile qui a besoin de se rassurer auprès d'un homme : "Je ne suis pas une petite chose fragile qui a besoin d'être cocoonée, non pas du tout, je me débrouille toute seule pour tout, j'ai dû changer une machine à laver, j'ai déménagé seule à Paris, aller-retour. J'ai monté mes sociétés, j'ai monté tout mon parcours professionnel pour arriver là où je suis aujourd'hui. Je peux faire face à tout. Je suis très forte."

Une femme forte, c'est louche. Les experts vont vite la renvoyer à son statut de femme censée être fragile. Écoutez bien : "En réalité, ce que Ludivine prend pour une force de caractère peu commune, c'est en fait la carapace qu'elle s'est forgée pour faire face à l'échec de son couple et de sa vie de famille et cette mentalité de battante lui vient de son éducation très à la dure." 

Pire : "Tout le paradoxe de cette image de femme forte qu'elle s'emploie à renvoyer, c'est aussi la raison de son célibat, avance le deuxième expert. En ne montrant aucune faille, en exposant aucune de ses fragilités, elle envoie le signal qu'elle n'a besoin de personne, et surtout pas d'un homme qui s'investit." Pas maligne la fille.

Très peu calés sur la science, bien plus pointus sur les stéréotypes, ces experts véhiculent une image bien réactionnaire des hommes et des femmes. Et ça marche ? Pour l'audience, oui, mais pour la pérennité des couples, on repassera. Ah oui, parce qu'à côté des pourcentages d'affinité, il y a un autre chiffre, jamais mis en avant par la production : sur les 36 couples formés depuis la saison 1, 3 n'ont pas validé le mariage, et 31 ont divorcé (les frais sont pris en charge par la production si le divorce intervient dans l'année). Score final ? A ce jour, seuls deux couples sont toujours mariés, Laure/Mathieu et Pauline/Damien. Oui, dans cette émission, les "mariés au premier regard" divorcent juste après. La méthode des experts a donc du plomb dans l'aile, mais tant que l'audience est au rendez-vous... 

D'ailleurs, vous savez ce qu'ils sont devenus ces deux couples ? Ils ont obtenu leur propre programme.

Des programmes uniquement visibles sur la plateforme payante que la chaîne vient de lancer, M6 Max. Pour un maximum de plaisir voyeuriste et un brin réac'. Vivent les mariés !

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