Le data center va manger le monde
Réjouis-toi, humanité ! Cette semaine, OpenAI, l'outil d'IA de Microsoft, a dévoilé sa dernière machine à changer la face du monde : Sora, le logiciel qui transforme automatiquement du texte en une vidéo à peu près réaliste. À en croire mon flux Twitter et une majorité de médias généralistes comme spécialisés, les résultats sont "bluffants".
En 2024, la machine à générer des vidéos succède donc à la machine à générer des photos, grâce à laquelle nous avons pu nous délecter de visages déformés, de mains à 18 doigts, d'un pape François en doudoune Balenciaga et d'une explosion du Pentagone, parmi d'autres contrefaçons (je plaide coupable d'avoir mis en scène Macron dans un Uber pour illustrer une chronique).
Ironie de l'actualité, trois semaines avant le déploiement de Sora, Taylor Swift, la plus grande pop star de la planète, a subi une campagne de deepfake porn. Grâce à des logiciels de génération d'image, son
visage a été transposé sur un corps dans une mise en
scène pornographique, puis les photos et vidéos ont été diffusées sans son consentement sur différentes plateformes. Ce n'est pas un évènement. C'est "la partie visible d'un iceberg", dixit le magazine Dazed. Celle d'une chaine de montage de la violence misogyne, optimisée par des logiciels similaires à ceux d'OpenAI et Midjourney. Aujourd'hui, 98% des deepfakes vidéo sont pornographiques. Entre 2019 et 2023, leur nombre a plus que quintuplé. Il y en aurait environ 100 000 en circulation, dont 99% mettent en scène des femmes. Selon Wired, près de 35 sites proposent des services de création de pornographie non-consensuelle, moyennant une simple photo de la victime. Dans quelques semaines, Sora va encore accélérer le phénomène.
On aurait aimé que la presse s'en inquiète, qu'elle fasse le lien entre les deux évènements médiatiques planétaires. Mais les images de petits chats mignons et de femmes asiatiques dans une métropole cyberpunk, des clichés esthétiques vides dégueulés par le logiciel après l'ingestion (illégale ?) de millions d'images originales sous copyright, sont "bluffantes", nous dit-on. Hypnotisantes. Ensorcelantes. Tant pis pour les victimes, aux deux extrémités du système - input, les plagié·es, output, les salies. Sam Altman, chef d'OpenAI, n'est questionné ni sur les un·es, ni sur les autres. Personne n'est responsable. Il faut bien que progrès se passe.
On ignore beaucoup de choses inconfortables, ces temps-ci, au nom du progrès. On ignore par exemple que l'intelligence artificielle, cette entité divine que nos incantations invoquent depuis son nuage magique de données, est en réalité une gigantesque infrastructure physique et qu'elle se trouve pour partie autour de la ville d'Ashburn, dans l'État de Virginie, aux États-unis. Les habitants et les médias spécialisés ont baptisé la zone "Data Center Alley"
. Fin 2023, le comté de Loudoun comptait 175 data centers sur une zone de 50 kilomètres carrés. C'est la plus grande concentration de centres de données au monde. On estime que 30 à 70% du trafic Internet mondial y transite.
Comme l'industrie de l'IA, le marché du stockage cloud se concentre dans trois entreprises, appelés "Big Three" : Amazon Web Services (AWS), Microsoft Azure, et Google Cloud. Elles ont capté 60% des 270 milliards de dollars dépensés en 2023 pour l'hébergement de données. À Data Center Alley, les places sont chères. Amazon, qui a déjà dépensé 50 milliards de dollars en Virginie entre 2011 et 2021, va en remettre 35
milliards d'ici 2040, afin de disposer d'une grosse centaine de sites dans la région. Jusqu'ici, tout allait à peu près bien sous le soleil de l'innovation. Le nombre de data centers croissait régulièrement, en suivant les projections, et tout le monde était content. (Sauf la planète, mais on s'en foutait.)
Avec la pandémie, la démocratisation du télétravail et la croissance toujours exponentielle du streaming vidéo, la demande de serveurs a explosé. Pour y répondre, Amazon, Microsoft et Google ont alors construit ce que l'industrie appelle des hyperscalers, de véritables monstres de traitement de données, dont les hangars sans fenêtres dissimulent au moins 5 000 serveurs sur au moins 3 000 mètres carrés. Ces usines de traitement de l'information, grandes comme plusieurs terrains de football, tournent 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Le bourdonnement assourdissant des systèmes de ventilation et de refroidissement y est constant. Mais comme il n'y a plus de place à Data Center Alley, faute notamment d'un zonage adéquat, les nouveaux hangars sont construits de plus en plus proches des habitations. Et les nuisances commencent. En novembre, des habitants interrogés par Business Insider décrivaient la présence constante d'une sorte de bourdonnement, proche de celui d'une tondeuse à gazon.
Mais le cœur du problème, c'est la consommation électrique. Entre 2015 et 2022, celle de Virginie du Nord a triplé, explique le Washington Post
. Un seul data center peut désormais aspirer autant d'énergie que 50 000 foyers étasuniens. Dominion Energy, le fournisseur de la région, n'arrive pas à suivre l'augmentation de la demande : en 2022, le réseau a fourni 2,8 gigawatts d'électricité aux data centers, a flirté 80 fois avec la saturation, et a dû mettre en pause les demandes de raccordement pendant trois mois. Début 2023, pour soulager le réseau électrique local, particulièrement au printemps et à l'été, les pouvoir publics locaux ont alors proposé d'autoriser les 300 data centers de la région à utiliser 4500 générateurs diesel. Face aux inquiétudes de la population concernant la qualité de l'air, le projet a été abandonné.
Et le problème va encore s'aggraver, puisque Dominion affirme avoir déjà signé des contrats qui doubleront la consommation d'électricité de la région d'ici 2028. Actuellement, à peine 7% de l'électricité produite provient de sources d'énergie renouvelable. Selon Business Insider
, qui a pu fouiner dans des documents internes, les 102 data centers d'Amazon ont suffisamment de générateurs de secours pour fournir de l'électricité à la ville de New York pendant une journée. Et les élus locaux continuent à distribuer les permis de construire aussi vite qu'ils peuvent. Dans le comté de Loudoun, l'industrie de la donnée fournit 34% des revenus fiscaux, soit près de 600 millions de dollars. Le revenu médian par habitant y est le plus élevé des États-Unis.
L'histoire de Data Center Alley est celle des États-Unis, de l'Occident et du monde. Tels des tumeurs du capitalisme informationnel, les centres de données prolifèrent à la surface du monde et, en véritables parasites énergétiques, captent et aspirent l'énergie autour d'eux. Les projections sont terrifiantes. Aux États-Unis, leur consommation électrique pourrait tripler d'ici la fin de la décennie pour atteindre 390 térawatts-heures. À l'échelle mondiale, leur consommation d'électricité pourrait plus que doubler entre 2022 et 2026, passant de 460 térawatts-heure (l'équivalent de la consommation électrique de la France en 2023) à plus de 1000 térawatts-heure. L'archipel de la donnée, dont un quart de l'activité sert à entretenir la fraude planétaire des cryptoactifs, consommerait alors autant d'électricité que le Japon, pays de 125 millions d'habitants. Le nuage magique a déjà une empreinte carbone supérieure à celle du transport aérien. Cette accélération de la catastrophe est directement imputable aux logiciels d'IA, dont les cartes graphiques consomment quatre fois plus d'énergie et nécessitent un refroidissement plus intense que les serveurs conventionnels.
Dans les années qui viennent, la consommation d'un data center pourrait doubler tous les deux ans, contre cinq aujourd'hui. Malgré les promesses main sur le cœur et les jolies images d'usines couvertes de gazon, le cloud 100% renouvelable reste une chimère pour capitalistes verts. En 2019, selon un rapport de Greenpeace, les hyperscales d'Amazon en Virginie utilisaient à peine 12% d'énergie propre. Et ça, c'était avant que la situation dégénère. Le cloud est une superstructure "carbonivore", dixit l'anthropologue Steven Gonzalez Montserrate, qui repose sur un processus absurde : pour se refroidir, elle brûle du carbone (40% de l'électricité consommée par un data center y passe). Ce carbone rejette du CO2 dans l'atmosphère, ce qui contribue à l'élévation globale des températures... et rend la climatisation toujours plus indispensable. Treize ans après la prophétie, le logiciel est bel et bien en train de dévorer le monde.
Pire encore, le cloud consomme de l'eau en quantités astronomiques. En 2023, la consommation d'eau de Google et Microsoft, qui préparaient leurs chatbots Gemini et Bing, a respectivement augmenté de 20 et 34%. Y compris dans des régions victimes de "méga-sécheresses" chroniques, comme l'Oregon ou l'Arizona. Selon une autre estimation, d'ici 2027, l'industrie de l'IA pourrait accaparer l'équivalent de la moitié de l'eau consommée annuellement au Royaume-Uni. Pour la chercheuse Kate Crawford, autrice du magistral Atlas of AI et d'un récent article dans Nature, si rien n'est fait, "dans quelques années, les producteurs d'IA consommeront autant de ressources que des pays entiers." L'industrie désertifie le monde, et on ne sait même pas vraiment à quelle vitesse. Malgré les
efforts de chercheuses comme Sasha Luccioni, de la start-up Hugging Face, le saccage des ressources est protégé par le secret industriel, et le peu de données disponibles est fourni par les entreprises elles-mêmes. Big AI (qui n'est rien d'autre que Big Tech avec une fausse moustache) reprend toutes les techniques brevetées par Big Oil depuis un demi-siècle pour nous interdire le droit à un futur viable - cadenassage des données, falsifications et fabrication de contre-récits. Les deux industries avancent d'ailleurs main dans la main, rappelait Greenpeace dans un rapport de 2020, pour accélérer l'écocide et s'assurer que nous passions nos vieux jours à creuser des puits dans un désert à la Mad Max.
Comme le résume Kate Crawford en ouverture de son livre, l'IA n'est ni intelligente ni artificielle - c'est un vampire. Simple extension du capitalisme industriel extractiviste qui nous a mené à la catastrophe actuelle, c'est une machine à produire ce que les sociologues allemandes Maria Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen ont baptisé "communs négatifs"
- déchets non recyclables, sols pollués, gaz à effets de serre, etc. Sa proposition : la consommation énergétique de l'Allemagne contre des vidéos plagiées, des chatbots qui mentent et des machines à deepfake porn. Au nom d'une éternelle quête de puissance de calcul informatique - le compute -, Google, Amazon, Microsoft et Meta ont déployé une chaîne de production mondialisée, cartographiée en septembre par une formidable enquête de l'institut AI Now (allez la lire) au coût matériel, humain, énergétique et environnemental terrifiant.
Et le vampire, leur vampire, grossit. Dans une sorte de loi de Moore inversée, le compute nécessaire à l'entraînement des systèmes d'IA double tous les six mois. Pendant que les chercheur·euses climatologues de l'IPCC supplient le capitalisme de diminuer de moitié ses émissions d'ici 2030 pour limiter la hausse des températures à 1,5°C, et alors que 2023 est l'année la plus chaude jamais enregistrée sur la planète, Sam Altman, PDG d'OpenAI, propose sa version de l'avenir : devant sa caste patronale réunie à Davos mi-janvier, il a calmement expliqué que son entreprise allait consommer beaucoup plus d'énergie que prévu, et que seule une "percée"
technologique - la fusion nucléaire - permettrait de réaliser sa vision, qui consiste littéralement à recouvrir la surface de la Terre de data centers et de fermes solaires pour alimenter l'IA divine. Ça tombe bien, Altman a personnellement investi 375 millions de dollars dans Helios, une startup de fusion nucléaire. La technologie n'est pas viable, mais l'entreprise a quand même signé un contrat avec Microsoft, qui se trouve être le principal investisseur d'OpenAI. Dans la plus pure tradition de la Silicon Valley, Altman fournit donc à la fois le problème et la solution... qui consiste à exacerber le problème tout en vendant un miracle. Manque de chance, les margoulins de la crypto nous vendaient déjà la même salade greenwashée en 2020. On ne nous y prendra pas deux fois.
Il y a urgence à considérer les nouveaux prophètes de l'IA comme les vieux barons des énergies fossiles qu'ils sont, et à mettre en échec leurs récits techno-religieux délirants faits de croissance exponentielle infinie, d'accélération cosmique et de machines omnipotentes. Pour dissiper le simulacre, armons-nous du principe heuristique imparable inventé par Stafford Beer : the purpose of a system is what it does (POSIWID); le but d'un système n'est pas ce qu'il prétend faire mais ce qu'il fait, ses effets mesurables. Que fait l'industrie de l'IA ? Elle automatise le capitalocène. Elle capte, consomme et détruit des ressources, sans réfléchir. Elle phagocyte le monde. Que font ses logiciels ? Ils captent et exploitent du labeur, vampirisent et détruisent des êtres humains. Pour quel bilan ? L'enrichissement exponentiel d'une minuscule caste de parasites, qui prépare sa fuite en s'achetant des îles privées. Qu'apportent ces outils au bien commun ? Un net négatif. Quel projet incarnent-ils ? La reddition du vivant sous la botte productiviste. Merci, mais non merci.
Pour espérer récupérer une autonomie politique, il faut d'abord sortir des
métaphores neutralisantes. En finir avec les inoffensifs robots nacrés, le joli nuage au halo bleu. Analyser ensuite les technologies comme des structures, sous l'angle de leur matérialité. C'est ce que Kate Crawford a brillamment fait, en 2018, avec Anatomy of an AI System, une représentation "anatomique"
détaillée de l'Amazon Echo et de sa chaîne de production. Comme
le dit un adage de cybersécurité, "there is no cloud, it's just somebody else's computer" : le nuage magique de données n'existe pas; il n'y a que les hangars monstrueux de Data Center Alley, leurs kilomètres de fibre optique, leur bourdonnement inhumain. Il n'y a que le symbole de cette eau gâchée, pillée, sacrifiée sur l'autel du vide informationnel. L'indifférence absolue, psychopathe, des fétichistes du profit face à l'effondrement du vivant. Ils n'arrêteront pas, ne ralentiront pas. Ils voleront l'eau, assècheront les terres, feront bouillir les océans, pourvu que la même putain de ligne continue à grimper sur leur graphique - STONKS.
Modifier notre regard, c'est déjà déstabiliser le rapport de forces. Si le
public commence à voir l'IA comme une machine à polluer, pas sûr que la
cote de popularité de ChatGPT reste longtemps indemne. En attendant un soulèvement général et d'hypothétiques régulations, partout dans le monde, des collectifs refusent cette automatisation de l'écocide, luttent directement contre l'empire des data centers. Contre ceux de Google au Chili, qui allaient siphonner 169 litres d'eau par seconde, et en Uruguay, qui s'apprêtaient à priver d'eau 55 000 foyers. Contre l'hyperscale de Meta aux Pays-Bas, qui consommerait autant d'électricité que toute la ville d'Amsterdam. En Irlande, aux Etats-Unis, un activisme spécifique émerge, à mi-chemin entre luddisme et écologie radicale. Chaque projet de data center devient alors une opportunité de refus, une affirmation du vivant, une ligne de front, une zone à défendre. Une oasis.
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