Demain, où tout commence...
Brève

Demain, où tout commence...

Quarante-cinq minutes qu'on piétine, qu'on aurait dû démarrer, et on n'avance toujours pas.

Tout d'un coup, Alain Jakubowicz, président de la LICRA, pète un câble. "C'est eux qui nous bloquent, là-bas". Eux. Les chefs d'Etat, plus loin sur le boulevard Voltaire. Il parait qu'ils sont arrivés en bus. Il parait qu'ils ne resteront qu'une demi-heure. Il parait qu'ils sont déjà repartis. On ne sait pas exactement, les portables captent mal, normal dans une manif. "Eux qui nous bloquent". A côté de lui, le reporter de la télé suisse dresse l'oreille. Il est très malheureux. Il est exilé loin des chefs d'Etat, dans une sorte de grande banlieue de la capitale du monde. Si ça continue, il n'aura pas de sujet ce soir. Ce serait un comble. Mais là, il va peut-être avoir une phrase. "Vous pouvez me le répéter pour la caméra ?"  Ah oui. Furieux de piétiner, Jakubowicz répète tout ce qu'on voudra. "On n'avance pas, parce qu'un quarteron de chefs d'Etat bloque tout un peuple. C'est le symbole d'un pays immobile, bloqué par ses institutions". Brillant. Bien trouvé.

Mais tout le monde n'est pas d'accord. Autour de Jakubowicz, ses copains n'ont pas aimé le "quarteron". Trop de Gaulle. Pas adapté. Ce ne sont d'ailleurs pas seulement ses copains : c'est une délégation du bureau de la LICRA. Ils le lui disent gentiment. Alors le reporter suisse, conciliant : "ne vous inquiétez pas. Si c'est comme ça, je ne le passerai pas, le quarteron". Il a beaucoup à se faire pardonner. Quand il a déboulé parmi nous, dans notre petit groupe bloqué, il a voulu jouer au journaliste de télé. "Alors, comme ça, vous êtes en première ligne ? Pourquoi ?" il m'a demandé pendant que son JRI me braquait sa caméra dans la figure. J'ai commencé à bafouiller que je n'avais pas fait exprès de me trouver là. J'arrivais par la rue Oberkampf, quand je me suis fait enfermer par le service d'ordre de SOS Racisme dans un petit carré, avec des journalistes et quelques manifestants. Je n'ai compris qu'au bout de cinq minutes où j'étais : tout en tête de la vraie manif, loin de la bulle des chefs d'Etat, mais tout de même à une place médiatiquement enviable, avec petite guéguerre de pancartes entre la LICRA, SOS Racisme et le CRIF pour être les plus visibles. Alors lui, très malin, très Petit journal :  "vous avez vu Valérie Trierweiler, tout à l'heure, comme les CRS l'ont laissée passer ?" Ben non. Aggravant mon cas, je n'avais pas vu Trierweiler. Il a commencé à m'énerver. "Vous en avez encore beaucoup, des questions comme ça ?" je lui ai demandé. Et là, le petit groupe s'est retourné contre lui, surtout ma voisine, une dame emmitouflée, qui jusqu'alors ne disait rien.

Un jour comme aujourd'hui, lui a-t-elle calmement expliqué, vous pourriez poser des questions intelligentes. Etre à la hauteur. Il s'est senti tout ridicule, avec ses questions de reporter normal pour un jour normal. C'est beau, un journaliste qui réalise la bêtise habituelle de son métier. Il a expliqué qu'il était énervé, parce qu'il avait fait la queue une heure et demie à l'Elysée, le matin, pour obtenir un laissez-passer qui ne lui servait à rien, vu qu'il ne pouvait pas accéder à la bulle des chefs d'Etat. C'était son truc, les chefs d'Etat, Paris capitale du monde, tout ça. Je ne sais pas ce qu'il s'imaginait. Qu'il pourrait décrocher une petite phrase de Merkel, ou de Netanyahou. Du coup, il a tenté d'accrocher Rachida Dati, François Bayrou, et Philippe Douste-Blazy (mon Dieu ! Douste-Blazy !), venus se placer en tête de notre deuxième division, et qui papotaient entre eux en piétinant. Eux et nous. Quelques centimètres, deux mondes. J'ai eu envie de dire à mon ami suisse qu'il pouvait toujours se rabattre sur un million de personnes, qui avaient peut-être aussi des choses à dire. Et puis bon. Je ne suis pas venu faire le malin.

Ma nouvelle alliée est principale d'un collège du secteur. Elle sait, elle, pourquoi elle est là. Elle sait que ce n'est pas résumable en quinze secondes. Cette semaine, elle a fait le tour de ses classes. Elle les a prises une par une. "J'ai trouvé que c'était mieux que de réunir tout le monde dans la cour, pour une minute de silence". Les gamins ont écouté. Pas une remarque négative. Pas une ? Tout de même, on a rapporté à la principale que dans la cour, trois élèves auraient estimé qu'ils avaient bien cherché ce qui leur était arrivé, les gars de Charlie. Elle les a fait venir dans son bureau, un par un, pour leur parler liberté, égalité, fraternité. Un par un. Prendre le temps. "Madame, vous nous dites que vous êtes pour la liberté d'expression, mais si on dit le contraire de vous, on n'a pas le droit", a répondu un des rebelles. Aie. Pas gagné.

Dans notre petit groupe de demi people, il y a aussi un maire adjoint du 19e arrondissement. Le 19e, celui des Buttes Chaumont, du fameux "réseau des Buttes Chaumont", où les frères Kouachi ont rencontré leur imam Farid Benyettou, celui dont on a découvert le matin qu'il est élève infirmier à la Salpêtrière. Il me raconte plein de choses passionnantes sur le 19e, avec sa grosse communauté juive, sa grosse communauté arabe, sa grosse communauté black. Il parait que dans l'arrondissement, certaines bibliothèques ont refusé de coller le panneau "Je suis Charlie", craignant des représailles. Ca me rappelle ce que disait Judith sur le plateau, sur son lycée du 93 où elle préfère, elle aussi, ne pas arborer l'autocollant. Ces lieux où ce serait une provocation de coller "Je suis Charlie". Ces lieux que laisse dans l'ombre l'émotion de l'instant, mais qui seront toujours là demain, après la journée historique. Demain, où tout commence.

En attendant, je dois déjà partir : j'ai promis à la radio suisse (décidément !) de participer à leur émission. Rejoindre l'autre bout de Paris, au fond du 15e. D'abord s'exfiltrer de la rive droite, toute noire de manifestants qui arrivent ou qui s'en vont, entièrement noire de la République à l'Hôtel de Ville, la ville n'est plus qu'un long cortège. Et quand j'arrive, le journaliste suisse : "Monsieur Schneidermann, vous aviez choisi de ne pas aller à la manif". Aie. Accident de casting. "Mais si, j'en viens". Ils ne m'avaient pas prévenu, mais il y a aussi Bruno Gollnisch, Jean-François Kahn et Elisabeth Lévy. Et Lévy redémarre en trombe, sur les victimes juives dont personne ne parle, sur l'Islam qu'il faudrait sommer de ceci, et dire à nos amis musulmans que celà. En toute amitié, car elle a des potes musulmans, mais oser poser une fois pour toutes la question de l'Islam. Ces mots en boucle, toujours les mêmes. Il faudrait lui payer un abonnement au Point et à l'Express. Quand je réussis à en placer une, j'évoque simplement le policier assassiné, qui s'appelait Ahmed Merabet. Et le jeune employé Lassana Bathily, le Juste qui a sauvé les otages de l'Hyper Kasher en les cachant dans la chambre froide. Je n'ai pas d'autre argument. Juste ces deux noms, à opposer aux slogans.

Mais non, je ne "refuse" pas de "poser la question de l'Islam". C'est peut-être une question de mots. Ce sont tous ces slogans, qui me semblent soudain si vains. Je termine la journée devant la soirée d'hommage de France 2. Nagui et Patrick Cohen se sont déguisés en Charb et Wolinski, tout contents de pouvoir dire bite et couilles devant les patrons de Radio France, France Télévisions, et Fleur Pellerin. Et de parler du pigeon qui s'est oublié sur la manche de Hollande, et qui a tant fait rigoler Luz. C'est quand même un hommage à Charlie, merde ! Tout d'un coup, le secrétaire général de Reporters sans Frontières, Christophe Deloire, sort une proposition : qu'on rédige une charte affirmant solennellement le droit au blasphème, et qu'on demande aux curés, aux rabbins et aux imams, de la placarder à la porte de leurs dignes établissements. Bonne idée. Pour le coup, je me sens pleinement d'accord. Sauf que. Sauf qu'il faudrait la rédiger de telle façon que les fidèles des trois établissements se le tiennent également pour dit. A l'évidence, ça ne tiendra pas en 140 signes. On en reparle. Demain, où tout commence.

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