Dans la nasse : Mathilde Larrère raconte son Acte 53
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Dans la nasse : Mathilde Larrère raconte son Acte 53

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L'historienne des mouvements sociaux - et chroniqueuse chez ASI - a pris part à la manifestation des Gilets jaunes programmée à Paris samedi 16 novembre, au départ de la Place d'Italie. Elle revient sur une "répression indigne d'un État démocratique".

"Un peu sonnée" : lorsque nous l'appelons, dimanche 17 novembre en début d'après-midi, Mathilde Larrère est encore sous le coup des événements de la veille. L'Acte 53 des Gilets jaunes, auquel l'historienne (et chroniqueuse d'ASI) avait prévu de se joindre à Paris, en compagnie de deux amies, a tourné au piège pour les manifestants. Encerclés et empêchés de sortir ("nassés", en langage manifestant), gazés et pour certains gravement blessés (c'est le cas d'un journaliste indépendant), ils sont nombreux à raconter avoir voulu sortir de la place d'où le cortège devait partir aux premiers signes de tension avec les forces de l'ordre... et à en avoir été empêchés : le porte-parole du NPA Olivier Besancenot, qui se trouvait également sur place, estime que la préfecture a tendu un "guet-apens" aux manifestants.

Alors que nombre de médias ont retenu de ce samedi après-midi sur la place d'Italie les violences commises par des manifestants et ont repris les déclarations de Christophe Castaner ("On a vu des barbares s’en prendre à l’espace public et obliger les policiers à intervenir"), le témoignage de Mathilde Larrère vient apporter un autre point de vue sur ces événements. Après l'avoir initialement publié sur les réseaux sociaux, elle a accepté d'en livrer une version plus fournie à ASI.

ASI : - Lorsque tu choisis de te joindre à l'Acte 53 des Gilets jaunes, samedi à Paris, quelle est ton expérience de ce genre de manifestations ? As-tu déjà participé à des rassemblements semblables ?

Mathilde Larrère : - Bien sûr. Je suis tout sauf Fabrice à Waterloo ! J'ai toujours manifesté, je fais des manifs depuis 1986. J'ai fait les manifestations de la loi Travail, Nuit debout, le 1er mai 2018... Je n'ai pas fait les 53 manifs des Gilets jaunes, mais j'en ai bien fait 25. Ce dispositif de nasse, je le connais parce que je l'ai déjà vécu. Et par ailleurs, je travaille aussi sur le maintien de l'ordre comme historienne. Donc je ne découvre rien : je savais que c'était un risque, mais j'espérais que ça ne serait pas à ce point. Il m'est déjà arrivé, d'ailleurs, d'éviter des manifestations parce que je sentais qu'elles allaient mal se passer. C'était le cas en septembre lors de la Marche du climat, où j'avais fait demi-tour après avoir vu le dispositif policier - je l'avais d'ailleurs aussi raconté sur les réseaux sociaux et ça avait été repris par Le Figaro, c'est dire (rires).

ASI : - Pourtant ce samedi, en arrivant place d'Italie, tu ne te dis pas que ça sent le roussi ?

Mathilde Larrère : - Non. J'avais vu le matin que ça merdait un peu, mais une  amie que je rejoignais m'avait envoyé un message pour dire : "Ça a un peu chauffé tout à l'heure, mais là c'est calme". J'ai prévu de défiler avec deux amies ; on réussit à se regrouper et on se met au début du boulevard de l'Hôpital, parce que c'était le trajet. On était dans l'optique de faire une manifestation autorisée, en respectant le parcours. Les forces de l'ordre étaient rangées sur le côté, avec leurs camions, comme c'est toujours le cas. Sauf que là, on les a vues presque tout de suite se positionner en cordon pour bloquer le boulevard. 

Là, on se dit : "Ouh là, elle ne va pas partir, cette manif..." Et dans les cinq minutes qui suivent, on voit arriver le canon à eau. Il est 13h45, et on comprend que ça ne va pas du tout se passer comme prévu, en fait. Toutes les trois on se dit : "On se casse, ça ne sert à rien, s'il n'y a pas de manif et si c'est pour se faire nasser... On s'en va."

ASI : - Sauf que ça ne se passe pas exactement comme ça...

Mathilde Larrère : - Pas du tout. On se dit qu'on va sortir du côté de l'avenue des Gobelins, parce qu'on avait vu en arrivant que c'était dégagé. Mais on découvre que c'est bloqué par des forces de l'ordre en formation très serrée, avec à côté leurs paniers à salade, leurs petites camionnettes. On se dit : "Continuons de faire le tour de la place, la sortie d'après, ça sera ouvert". Parce qu'on connaît le système des nasses : on pense que comme d'habitude, il y aura une sortie quelque part. Donc on continue et on arrive sur l'avenue de la Sœur Rosalie. Là, il y a des gens massés face aux policiers, on se met un peu derrière eux, on n'est pas en première file. On voit que les policiers (ou les CRS, franchement je ne saurais pas dire, je ne m'y connais pas suffisamment en uniformes) laissent entrer des gens venant de l'extérieur sur la place, donc on se dit "Cool, ça circule, on va pouvoir sortir". Les gens qui sont devant nous demandent effectivement à sortir, mais les CRS/policiers refusent absolument. Les gens s'échauffent un peu, disent "c'est dégueulasse, on a le droit de partir d'une manif…"

C'est là qu'un CRS/policier sort sa petite bombe lacrymo manuelle [les lacrymogènes aérosols, bien connues depuis cette manifestation d'Extinction Rebellion, ndlr] - et la fout direct dans l'œil du mec qui venait de protester. Ça cause un gros mouvement de recul - on était serrés -, c'est particulièrement fort, poivré, ça pique la peau. On recule. On nous dit que la sortie est sur notre gauche, enfin, plus précisément, un policier nous fait un vague geste dans cette direction, vers l'avenue d'Italie et le boulevard Auguste-Blanqui. Mais il y a un problème : à ce moment-là, du côté de Blanqui, on entend des tirs de lacrymo et de fortes détonations, on n'a pas du tout envie d'y aller. 

"très vite, la place entière se transforme en champ de bataille"

On décide plutôt de s'abriter : on passe devant un café, on leur demande par des signes si on peut entrer, ils nous disent non. Puis, par chance, on trouve une boulangerie qui accepte, et où on reste. Très vite, la place entière se transforme en sorte de champ de bataille. Les forces de l'ordre balancent des lacrymo, mais on entend aussi des détonations extrêmement fortes, et en face des manifestants chargent les forces de l'ordre en se mettant derrière des barrières. Ça vole de partout, bref, dans ces cas-là, tu ne sors pas, quoi ! On reste dans notre boulangerie, avec les boulangers et employées, ils sont d'ailleurs tellement sympa qu'on leur achète plein de gâteaux histoire de faire tourner leur commerce (rires). Malgré ça, c'est hyper stressant, on a peur que la vitre casse, on voit passer des gens blessés, le gaz est tellement fort qu'il entre à l'intérieur, on se met tous accroupis pour pouvoir respirer mais certains pleurent, d'autres ont des nausées - moi, personnellement, j'éternuais tout le temps. 

À un moment, un ami m'envoie un SMS : "Le préfet dit que tous ceux qui restent sur la place seront arrêtés, il y a une sortie avenue d'Italie, allez-y". Je me dis "Non, si on y va on va se prendre un truc sur la tête, c'est dangereux". À un moment quand même, on voit que l'essentiel des affrontements se déroule plutôt sur notre droite, et à gauche ça a l'air d'aller. On se dit que si on y va en courant, on va peut-être réussir à se tirer. Et puis on en a marre... Alors on sort, on court, on passe devant l'avenue des Gobelins, la mairie... et là on voit sortir du boulevard de l'Hôpital une énorme charge des forces de l'ordre. Panique totale, on fait demi-tour. On est devant l'avenue des Gobelins, ça fait des heures qu'on est coincées, les jets de lacrymo continuent, on est de nouveau devant un cordon de forces de l'ordre, et là une de mes amies craque et hurle : "Laissez-nous sortir ! On a peur, on n'en peut plus, laissez-nous sortir !

ASI : - Et là, une sorte de miracle...

Mathilde Larrère : - Là, un des flics bouge son bouclier pour faire un passage. Un autre essaie de l'empêcher, mais on réussit à s'engouffrer et enfin, on sort. En tout on est cinq à se frayer un passage. On arrive derrière, en pleurnichant et tout, parce qu'on a pris beaucoup de gaz... Et on voit que dans l'avenue des Gobelins, plus haut, il y a une nouvelle charge de CRS. On se dit "ça ne va pas recommencer ?", on prend une rue perpendiculaire à droite, et là on voit le boulevard de l'Hôpital plein de fumée, et des gens qui courent dans notre direction en disant "Tirez-vous, il y a les voltigeurs !"

"tirez-vous, il y a les voltigeurs !"

Le niveau de stress est terrible, tu as peur de te faire éborgner, tu as pris des gaz pendant des heures, tu as peur de te prendre des trucs sur la tête, tu ne sais pas quoi faire, et en même temps tu n'y crois pas... Tu n'as rien, aucune protection, parce qu'aujourd'hui on sait que si on va en manifestation avec un masque ou du serum physiologique pour se protéger des lacrymos, on se fait arrêter. Ce que je raconte, je pense que plein de gens l'ont vécu samedi, parce que plein de gens se sont dit dès le début : "On se tire"On a fini par s'en sortir en repartant dans l'autre sens - les CRS avaient chargé, et l'avenue était dégagée. J'envoie un SMS à ma mère pour lui dire que tout va bien à 17h45. On y était depuis 13h30. 

ASI : - La préfecture, comme souvent, dit que les forces de l'ordre n'ont fait que répondre à des violences des manifestants. Est-ce qu'il y avait effectivement un bloc de manifestants visant les policiers et CRS ?

Mathilde Larrère : - Personnellement, j'ai vu la nasse avant de voir des provocations. Mais ce qui est sûr, c'est que le matin, des choses avaient dû brûler de l'autre côté de la place, vers le centre commercial Italie 2. C'était au loin, mais on voyait qu'il y avait de la fumée noire. Il y avait eu ça le matin, c'est clair... Mais quand je suis arrivée, rien n'était lancé. Ce que j'ai vu en premier, c'est le système de nasse. Et c'est très impressionnant parce que tout est bloqué, tout le monde est coincé. Dans ce cas-là, il y a deux types de réactions : soit on panique et/ou on se protège, soit il y a des gens qui passent en mode "affrontement".

"oui, on a vu des affrontements, des pavés jetés vers les policiers"

Nous, on était surtout préoccupées par le fait de partir de là, on ne regardait pas derrière nous. Mais ensuite, depuis la boulangerie, oui, on voyait clairement des affrontements, et notamment des pavés lancés vers les forces de l'ordre. 

ASI : - Si effectivement il est avéré qu'il n'y avait pas de sortie possible, même pour les manifestants qui voulaient partir calmement, qu'est-ce que cela signifie ? 

Mathilde Larrère : - Les gens qui travaillent sur le maintien de l'ordre aujourd'hui, que ce soit Olivier Filleule, David Dufresne ou Fabien Jobard, pointent le fait que l'ordre comme le désordre, ça se co-construit, c'est un dialogue entre forces de l'ordre et manifestants. Or là, on a le sentiment que ces forces de l'ordre créent les conditions de la provocation. Il ne faut pas oublier que la "nasse", en anglais, se dit "kettling" - de "kettle", la bouilloire. C'est le but, de faire bouillir. 

ASI : - Tu ne savais pas que la manifestation avait été finalement  interdite - autre argument avancé par la préfecture pour justifier la répression ? 

Mathilde Larrère : - Je ne l'ai su que quand j'étais réfugiée dans la boulangerie, vers 14h30, parce que quelqu'un a dû regarder les réseaux sociaux.

ASI : - Les forces de l'ordre ne vous l'ont pas dit à votre arrivée, ou même quand vous avez commencé à vouloir partir ?

Mathilde Larrère : - Non. Dans ce cas-là, ils ne parlent pas.

ASI : - À ton retour chez toi, est-ce que tu as lu les comptes-rendus par les médias, pour confronter ce que tu avais vu ou cru comprendre ?

Mathilde Larrère : - Franchement, pas trop. Je suis rentrée, j'avais mal au crâne, j'avais envie de vomir, mais je me suis dit : "Il faut raconter". J'ai pris un peu de temps pour faire ce récit que j'ai posté sur Twitter. Et après, j'ai coupé. 

ASI : - Pourquoi ?

Mathilde Larrère : - Franchement, je sais un peu que ce qui va être raconté, ce qui va être retenu : "Les manifestants étaient violents..." Je le connais, le récit officiel, je ne suis pas dupe. J'ai préféré raconter moi-même. Je le fais aussi peut-être par déformation professionnelle - parce qu'il faut des sources, il faut laisser des témoignages. Même s'ils seront minoritaires et isolés, il faut qu'ils existent. Et puis, c'est peut-être aussi une manière de dire merci aux boulangères et au flic qui nous a laissées sortir... (rires)

"on focalise sur les monuments  plutôt que sur les personnes"

ASI : - Plusieurs autorités ont condamné la dégradation de la statue du Maréchal Juin, qui se trouve au centre de la Place d'Italie. La secrétaire d'État auprès de la ministre des Armées, Geneviève Darrieussecq, a estimé que cela "bafouait la mémoire nationale commune" et a rappelé que "le Maréchal Juin et tous ses soldats ont combattu le nazisme et se sont battus pour notre liberté". En tant qu'historienne, est-ce que cette dégradation t'interpelle ? 

Mathilde Larrère : - En tant qu'historienne, je sais surtout que tout mouvement social, dans le feu de l'action, se marque par des formes de dégradation. Quand tu es nassé sur une place pendant trois heures à te prendre de la lacrymo, oui il y a des gens qui s'en prennent à des statues... Le Maréchal Juin, s'il s'est battu pour nos libertés, il me semble que c'est aussi la liberté de manifester, pas celle d'être sur une place à se faire asperger de gaz... On focalise sur la destruction de monuments, mais les attaques contre les personnes me semblent encore plus graves ; contre les manifestants mais aussi contre des gens qui n'ont rien à voir, qui étaient juste là parce qu'ils faisaient leurs courses. Et deuxièmement, la sécurité sociale c'est aussi un monument de la République. On le casse, et c'est contre ça que les gens se soulèvent.

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