Conf' de presse Macron : des questions étaient connues à l'avance
Comment la parole a (vraiment) été distribuée parmi les journalistes
Un président, 250 journalistes, et 24 questions. Ce 16 janvier, Emmanuel Macron a participé à une conférence de presse, exercice auquel il se plie très peu, du moins en France. La précédente avait été organisée en avril 2019, lors de son premier mandat.
Après un propos liminaire d'une trentaine de minutes, et avant que le micro ne commence à circuler, Jean-Rémi Baudot, président de l'Association de la presse présidentielle (APP, voir plus bas), a tenu à fixer les règles du jeu : trois parties (une partie nationale, un segment plus politique, et enfin les questions internationales). Et une seule question, et courte si possible. Avant de rassurer les téléspectateurs : "Les journalistes sont libres de poser toutes les questions qu'ils souhaitent au chef de l'État. Aucune question n'est jamais soumise en amont au chef de l'État. C'est toujours mieux de le dire".
Pour le téléspectateur, la scène est saisissante : des dizaines de mains se lèvent à chaque fois que Macron termine une réponse, donnant l'impression d'un joyeux chaos. La réalité est pourtant plus complexe. Si le chef de l'État ne connait pas à l'avance les questions qui lui sont posées, ses attachés de presse eux, si. Et ça tombe bien : ce sont eux qui distribuent le micro. Dans les faits, voilà comment la parole a circulé pendant cette conférence de presse : les journalistes se sont installés une heure environ avant l'arrivée du chef d'État. Autour d'eux, plusieurs conseillers presse de Macron quadrillent la salle, et discutent avec les journalistes.
Rachel Garrat-Valcarcel, journaliste à 20 Minutes, présente hier soir à l'Élysée, raconte à Arrêt sur images les coulisses de l'exercice : "On a eu un léger brief avant le début, sur les trois parties, et les règles à suivre pour poser une question. En gros, ils nous ont dit : «Envoyez-nous une question par SMS, et dites-nous dans quelle partie vous voulez la poser»". Les questions sont ensuite centralisées par Jonas Bayard, conseiller presse de l'Élysée. "L'une des personnes à qui les journalistes parlent le plus à l'Élysée", détaille Rachel Garrat-Valcarcel. C'est lui, hier soir, qui pilotait les différents attachés de presse dans la salle.
"Vous êtes la next-one"
Il suffirait donc d'un SMS pour se voir distribuer le micro ? Non. "Il faut aussi avoir l'eye-contact", explique la journaliste de 20 Minutes. Comprendre : attraper le regard des attachés de presse. Et insister, question après question, par SMS, ou en les interpellant directement. "À un moment, j'ai reçu un texto : «Vous êtes la next one». De fait, j'étais la suivante". Ce qui a permis à Rachel Garrat-Valcarcel de poser la question suivante : "Vous avez parlé de l'ordre, avec l'uniforme à l'école, une politique contre la drogue – alors que certains disent que la prohibition ne fonctionne pas – vous nous avez parlé de politique nataliste, de cérémonie de remise des diplômes. Est-ce que le gouvernement le plus jeune, avec le président le plus jeune, ne vont pas mener une politique anachronique, voire si vous me permettez un peu vieux jeu ?".
Journaliste à Reporterre, Justine Guitton-Boussion, raconte la même histoire. "Un conseiller m'a demandé d'envoyer ma question par texto. Ce que j'ai fait. Honnêtement, je ne m'attendais pas à ce qu'elle soit sélectionnée. Mais un moment, on m'a dit que je serai la prochaine". Après avoir envoyé sa question, Justine Guitton-Boussion reçoit une réponse du conseiller : "Bien noté votre question. Je vous invite également à lever la main." Deuxième texto 30 minutes plus tard : "Je ne perds pas votre question de vue." Réponse de la journaliste : "Merci bcp". Dernier message reçu du conseiller : "Vous pourriez être la prochaine". Après 1 h 16 de conférence de presse, elle pose sa question, sur les émissions de gaz à effet de serre, concluant ainsi : "Quelle nouvelle politique écologique pouvez-vous nous annoncer ce soir? ". Nous publions les échanges ci-dessous.
Journaliste indépendante, Meriem Laribi a vécu peu ou prou la même chose : "Quand on est arrivé, un attaché de presse est venu nous donner son numéro de téléphone. Pour poser une question, il fallait envoyer le nom du média pour lequel on venait et la thématique de la question." Assise à côté de journalistes de l'Orient le Jour et de CNN Turquie, ils souhaitent tous trois poser une question, dont ils transmettent le sujet à l'attaché de presse : le Liban pour l'Orient le Jour, la situation humanitaire à Gaza pour CNN. Le thème transmis à l'attaché de presse de l'Élysée par Meriem Laribi ? "La requête de l'Afrique du Sud devant la Cour internationale de Justice" concernant les actions de l'armée israélienne à Gaza. "C'est tout ce que j'ai dit", explique Meriem Laribi, qui n'aura finalement pas le micro.
"Libé" et "Mediapart" muets malgré les révélations
Au premier rang, pendant ce temps, Ilyes Ramdani, journaliste politique à Mediapart, regarde – comme beaucoup d'autres – le micro passer, et ne jamais atterrir dans ses mains. Il a pourtant écrit à l'Elysée en début d'après-midi avec le thème de sa question ("Affaire Oudéa et ses suites") et levé la main. À quelques mètres de lui, l'éditorialiste de Libération, Jonathan Bouchet-Petersen, connaît le même sort. Le point en commun entre les deux médias, classés à gauche ? Ils ont publié ces derniers jours l'ensemble des révélations concernant la nouvelle ministre de l'éducation et des sports, Amélie Oudéa-Castéra, engluée dans des polémiques sans fin depuis sa nomination le 11 janvier.
Dans l'ordre chronologique, pour celles et ceux qui n'auraient pas suivi : le 12 janvier, une enquête de Mediapart révèle que la ministre de l'Éducation a choisi un établissement catholique, privé et ultra-réac' pour scolariser ses enfants. Un choix justifié par les "paquets d'heures pas sérieusement remplacées" dans le public. Sa défense est fragilisée dès le lendemain par Libération qui donne la parole à l'ancienne institutrice de son fils aîné. Non seulement ce dernier n'a passé que six mois de petite section de maternelle dans le public. Mais en plus, l'institutrice affirme que la ministre ment à propos des heures non remplacées. Ce que la ministre a fini depuis par reconnaître.
Enfin, Mediapart puis Libé ont publié ce 16 janvier, jour de la conférence de presse, un rapport accablant sur Stanislas, l'établissement où sont scolarisés les enfants de la ministre. Discours homophobes, sexisme et humiliations, le rapport demande à Stanislas de se mettre en conformité avec la loi.
"L'Élysée a voulu bien maîtriser le sujet AOC"
Mediapart avait donc une question prête, sur ce rapport en particulier, "issue d'une discussion collective en conférence de rédaction", détaille à ASI Ilyes Ramdani. La question a été publiée ce 17 janvier sur le site d'investigation, dans un article intitulé "Les 12 questions que Mediapart aurait souhaité poser à Emmanuel Macron" : "Mediapart révèle ce mardi soir un rapport accablant de l'inspection générale de l'Éducation, que votre premier ministre cache depuis plusieurs mois, sur le collège-lycée Stanislas où votre ministre de l'éducation a choisi de scolariser ses enfants. Le rapport confirme par exemple que l'homosexualité y est comparée à une maladie ou que l'IVG y est combattue. Trouvez-vous normal que l'État subventionne ce type d'établissement aux pratiques jugées contraires à la loi par l'inspection ?".
Malgré, selon lui, la cordialité des échanges avec l'Élysée, le micro ne lui sera jamais tendu. La seule question posée à propos de la ministre de l'éducation le sera par un journaliste de l'AFP : "Vous avez fait de l'école la mère des batailles. Vous avez annoncé ce soir encore plusieurs chantiers. Peuvent-ils être menés à bien par la nouvelle ministre de l'éducation, Amélie Oudéa-Castéra, qui est affaiblie d'entrée de jeu par une intense polémique à laquelle il a été fait référence? A-t-elle votre confiance pour continuer dans ses fonctions ?". S'il ne nie pas l'intérêt de cette question – et de plusieurs autres questions posées par ses confrères et consœurs – Ilyes Ramdani estime malgré tout que "l'Élysée a voulu bien maîtriser le sujet AOC. Ils n'avaient pas envie d'aborder frontalement le rapport".
Après la publication de notre enquête, le journaliste de Franceinfo, Hadrien Bect, a assuré sur X n'avoir transmis aucune question à l'Élysée. Même chose pour celui de l'AFP, Francesco Fontemaggi.
Contacté par ASI ce 18 janvier, ce dernier explique : "De mon point de vue, c'est normal que l'AFP ait une question, vu que je couvre le moindre déplacement du président avec ma binôme." Il raconte comment il l'a obtenue : "Un conseiller est venu vers moi pour me demander dans quelle partie je préférais intervenir. J'ai répondu plutôt la première, mais la seconde m'allait aussi. Et je prépare une quinzaine de questions, que je ne communique pas". Voyant la conférence défiler, et les questions lui échapper, il envoie un SMS au conseiller, qu'il nous lit au téléphone : "Et alors j'ai pas de question ? AFP". Plus tard, le conseiller revient vers lui, et lui dit : "Tu auras la suivante". Il choisit alors de poser la question sur Amélie Oudéa-Castéra, sujet qui n'a pas encore été abordé précisément. Il assure à ASI : "Si on m'avait demandé d'envoyer une question, je ne l'aurais pas fait."
De fait, l'ensemble des journalistes présents dans la salle n'a pas eu à passer par les mêmes filtres, ni d'envoyer leur question ou le thème de leur question par SMS avant de prendre le micro.
Selon nos informations, certains grands médias ont été privilégiés dans le processus de distribution de la parole et ont négocié en amont avec l'Élysée le fait de pouvoir poser une question pendant cette conférence de presse.
Comment a-t-elle été organisée en amont ? Contacté par ASI, Jean-Rémi Baudot, président de l'APP, explique : "Nous avons dialogué avec l'Élysée sur comment optimiser l'utilisation de la parole, et avoir quelque chose d'un peu construit. On est tous tombés d'accord sur l'idée d'un chapitrage en plusieurs parties, qui nous semblait pertinent". Mais l'influence de l'APP s'arrête là : "Pour le reste, c'est l'Élysée qui organise, qui reçoit, c'est donc l'Élysée qui a la main". Il reconnaît d'ailleurs : "À partir du moment où c'est l'Élysée qui choisit les questions, ça oriente forcément les questions qui sont posées".
BFMTV en tête
Selon les calculs d'un abonné d'ASI qui nous les a transmis, 24 questions ont été posées, au total, pendant cette conférence de presse. Huit par des télés, sept par des journalistes de presse écrite, cinq par des radios, deux par des sites d'information en ligne, et une par une agence de presse, l'AFP. La vraie "gagnante" de cette soirée est BFMTV qui a eu le droit de poser trois questions (soit 13% de l'ensemble des questions posées). La première par Neïla Latrous, sur l'engorgement des services d'urgence dans les hôpitaux. Une deuxième par Benjamin Duhamel sur le risque de laisser, en 2027, les clefs du pouvoir à Marine Le Pen. Et enfin une dernière d'Ulysse Gosset, éditorialiste spécialisé en politique étrangère, sur la place de la France dans le monde. Une question par partie, un privilège dont aucun autre média n'a bénéficié.
Le vrai problème serait ailleurs, selon Rachel Garrat-Valcarcel : "Il est impossible, mathématiquement, de satisfaire les 250 journalistes présents. Mais une conférence de presse tous les cinq ans, ce n'est pas assez. En France, les responsables politiques sont beaucoup moins soumis au feu roulant des questions qu'à l'étranger. Aux États-Unis, quand Biden met deux mois à organiser sa première conférence de presse, ça fait polémique. En France, ça n'est pas le cas". Au rythme où vont les choses, il est en effet très probable que nous ayons assisté hier à la seconde et dernière conférence de presse du président Macron.
À propos du titre de cet article
Nous avons modifié le titre de cette enquête environ 24 heures après sa publication. Dans un premier temps, l'article était titré : "Conf' de presse Macron : LES questions étaient connues à l'avance". Vous pouvez désormais lire : "Conf' de presse Macron : DES questions étaient connues à l'avance". Le titre initial reflétait le contenu des témoignages obtenus le 17 janvier avant la publication de l'enquête. Le second reflète la nuance apportée depuis par d'autres journalistes présents à cette conférence de presse. Il pointe aussi plus précisément un état de fait : certains journalistes ont bien dû transmettre leurs questions dans l'espoir de prendre la parole, d'autres n'en ont pas eu besoin. Nous maintenons par ailleurs l'intégralité de nos informations.
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