D'un 14 l'autre : tout a changé, rien n'a changé
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D'un 14 l'autre : tout a changé, rien n'a changé

Aveuglement, consentement et somnambulisme, aujourd'hui comme hier...

Et voilà. Ils vont repartir d'où nous les avons tirés. Notre dernière émission d'été est maintenant en ligne. Il est l'heure de prendre congé

des fantômes de l'été 14. Jaurès, Clemenceau, Poincaré, Nicolas II, Guillaume II, les poilus dans leurs trains et leurs tranchées : repartez donc peupler nos rêves, et nos cauchemars. Nous allons retrouver vos descendants contemporains, et leur propre somnambulisme.

Quel été ! Si j'en crois vos commentaires dans les forums de notre série d'été, vous avez apprécié le voyage. Alors qu'il touche à sa fin, je peux bien vous raconter, maintenant, comment les choses se sont vraiment passées, et tenter de formuler ce que j'en garderai.

A quoi tiennent les choses ! C'est en tombant par hasard sur une déclaration, largement passée inaperçue, de l'ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, 95 ans, que j'ai eu l'idée de cette série. Au printemps, Schmidt, alors manifestement en pleine lecture des Somnambules, de Chistopher Clark, estimait qu'une troisième guerre mondiale lui semblait possible. Et, à propos de l'Ukraine, de comparer les dirigeants d'aujourd'hui, Européens, Américains, Russes, aux somnambules de 14.

Le parallèle, évidemment, ne tient pas. Comme le rappelle dans notre émission Hubert Védrine, les peuples européens d'aujourd'hui sont heureusement vieux, fatigués, et aspirent à tout sauf à la guerre. Reste que la question ne m'a plus quitté. De quels abîmes nos dirigeants sont-ils aujourd'hui les somnambules ?

Je me suis précipité sur "le Clark". Et je ne l'ai plus lâché. Dans son parti-pris pro-allemand et anti-français, pro-autrichien et anti-serbe, il est certes historiquement critiquable. Mais assez bien construit pour placer le lecteur derrière l'épaule des acteurs de l'époque, le frapper de cette impression qu'il touche du doigt la course à l'abîme, qu'il lui suffirait d'un geste, d'un mot, pour tout arrêter. Mais quel geste ? Mais quel mot ?

En quelques semaines, en cet été 14, un continent prospère, sûr de lui, dominant le monde, se trouve plongé dans la boue et dans l'horreur. Il ne s'en relèvera jamais. Ce sont ces jours de cauchemar éveillé, de basculement irréel, que nous avons voulu vivre, et vous faire vivre tels que nous vous les aurions fait vivre, si... Pendant plusieurs semaines, toute notre petite équipe s'est plongée dans la presse, les photos, les débats, l'ambiance de l'été 14. On a vécu avec Jaurès et Guillaume II, avec Nicolas II et Clemenceau, avec Prinzip et Poincaré, on s'est replongés dans les conquêtes coloniales, on a revécu les balbutiements de la radio, du cinéma, de l'aviation.

Aveuglement et consentement, nos spectres familiers


Dans ce voyage, j'ai retrouvé de vieux spectres, les mêmes qui nous escortent, obsédants, depuis le début d'Arrêt sur images. D'abord la question de l'aveuglement volontaire des peuples. Le jour même où nous regardions la presse française en 14 se mettre en uniforme du jour au lendemain, nous publiions cette enquête sur les medias israéliens, et la manière dont ils informent (ou plutôt, se gardent bien d'informer) sur les actes de barbarie de leur armée à Gaza. Avec, en fin de course, ce constat toujours renouvelé : s'ils n'informent pas, c'est parce que le public israélien ne veut pas savoir. Si le peuple israélien voulait savoir, Haaretz serait en tête des ventes en Israël, ce qui n'est pas le cas. Il existe, à certains moments, un consensus entre les journalistes et leur public, pour éviter scrupuleusement les sujets qui fâchent. Ramer à contre-courant ? Impossible. "Vous allez être assassiné en pleine rue", lance un ministre de 14 à Jaurès, alors que le socialiste est venu lui dire qu'il se battra contra la guerre. Epouvantable intuition. Il y a toujours des Raoul Villain. Et qui persiste dans le contre-courant est condamné à être inaudible ou insupportable.

Ce voyage dans le temps nous a aussi replacés face au spectre jumeau du consentement. Spectre éternel, éternellement obsédant. Surtout pour nous, ici, sur ce site, qui n'en finissons pas de constater jour après jour la médiocrité de l'information servie au plus grand nombre. Servie et, disons-le, acceptée. Dans toutes les maltraitances que nous subissons, aujourd'hui comme hier, hier l'envoi à la guerre, aujourd'hui les absurdes et néfastes politiques d'austérité économique, quel est notre degré de consentement ? Car il faut bien admettre que nous consentons. Et si nous consentons, par exemple, à nous informer dans les medias majoritaires ou en n'allant pas plus loin que le bout du nez des journaux gratuits, comme hier nos grands-parents consentaient à la guerre en lisant une presse patriotarde, et abominablement vénale, au nom de quoi lutter pour une meilleure information ?

Alors, baisser les bras ? Evidemment non. Continuer à rouler le rocher, évidemment. Continuer à traquer le somnambulisme et les somnambules, autour de nous. Continuer à pourfendre les consensus. Continuer à semer la petite graine, à être le grain de sable. Et, sur cette question particulière de la guerre, continuer à en pourchasser obsessionnellement le poison mental.

Car aujourd'hui comme hier, la narration belliciste domine la presse. D'un 14 l'autre, tout a changé, rien n'a changé. C'est plus fort qu'elle, la presse aime la guerre. La guerre fournit de belles images, de belles histoires, de belles manchettes, de beaux élans oratoires, de beaux suspenses, de belles ivresses de journalistes et de lecteurs-téléspectateurs. La guerre fait vendre. La paix, cette maigrichonne, cette avortonne, cette intello, ne fait pas le poids. L'appel à l'intervention armée, à l'action immédiate, aux frappes aériennes, à la défense des droits de l'homme, de la morale universelle, bref l'appel à la guerre fait vendre. Aujourd'hui comme hier. A toutes les époques. Pour n'en prendre qu'un exemple, écoutez, aux Etats-Unis comme en Europe, le concert sournois de sarcasmes autour de "Obamou", cet intello qui prétend réfléchir à deux fois avant d'empoigner son grand marteau de drones (qu'il utilise pourtant déjà généreusement).


Les guerres justes auront toujours leurs avocats

Evidemment, j'entends déjà l'objection de certains d'entre vous : et les guerres justes, incontestables ? Et Hitler ? Et face à Hitler en 40, bas les armes, aussi ? Evidemment. C'est l'objection imparable, qui tue le débat. Hitler est partout, dans les propagandes bellicistes d'aujourd'hui. Derrière Poutine, Hitler. Derrière Al Qaida, Hitler. Derrière Kadhafi, Saddam, Bachar, tous les épouvantails de l'occident, Hitler.

Que répondre ? Ceci. Etant ce que nous sommes (un site de déconstruction des narrations médiatiques dominantes), dans l'espace géographique qui est le nôtre (la France, l'Europe), et à notre époque (2014) il m'apparait plus urgent et plus nécessaire de déconstruire les bellicismes omniprésents, quels qu'ils soient, plutôt que de chercher à faire le tri des "guerres justes", et d'y adhérer aveuglément. Est-ce à dire, pour poursuivre le parallèle avec la crise ukrainienne, que Poutine soit irréprochable de tous les forfaits dont on l'accuse ? Bien sûr que non. Poutine est soucieux de la protection de ses intérêts nationaux, et il est sans doute prêt pour les défendre à commettre beaucoup de mauvaises actions, mais ni plus ni moins que Obama, Merkel, Hollande ou Cameron. Rappelons-le inlassablement. Le tri, d'autres que nous s'en chargeront, ils sont assez nombreux. Les "guerres justes" trouveront dans le système bien assez d'avocats efficaces et éloquents.

Incorrigible. Sur ma musette de lycéen, dans les années 70, j'avais inscrit la phrase suivante : "La guerre, c'est le massacre de gens qui ne se connaissent pas, au profit de gens qui se connaissent, mais qui ne se massacrent pas". Je vois autant de raisons, aujourd'hui qu'hier, de la trouver juste.

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