Tous ont les yeux exorbités après absorption, probablement, de cet espresso en poudre. Un caoua costaud, à n'en pas douter. Ou bien, ils ont les yeux exorbités comme si on leur avait serré le kiki. Sauf que c'est le flacon de Nescafé qui a le col étroit. On l'empoigne fortement et pop ! les yeux des personnages jaillissent hors de leurs orbites comme des boules de Loto !

Des yeux plus gros que le ventre, c'est monnaie courante dans les manga. Mais pourquoi donc ces extrêmes-orientaux aux yeux extrêmement bridés dessinent-ils d'extrêmement grandes mirettes à leurs personnages de papier ? La faute en revient à un étudiant en médecine nommé Tezuka Osamu qui, à la fin des années 40, occupait ses loisirs à dessiner au lieu de réviser. Il publia quelques petites bandes dessinées dans des magazines, et le premier de ses manga qui connut le succès - alors qu'il n'avait que dix-neuf ans - s'appelait Shin takarajima (La Nouvelle Ile au Trésor). Pour Tezuka la voie était désormais tracée, il lâcha le stéthoscope pour le crayon et passa le restant de sa vie à dessiner des personnages aux grands yeux.

Mais pourquoi si grands ? Parce que Tezuka Osamu, passionné de dessin et de cinéma, était avant tout un fanatique de Walt Disney. Il avait, disait-il, vu Bambi pas moins de quatre-vingts fois. Ce sont les yeux des personnages disneyens que l'on retrouve donc dans ses manga, dans ses animé et dans les zeuvres de tous ses successeurs.

Cela dit, il convient également de mentionner une tradition du théâtre kabuki qui s'appelle le Nirami no Mie. C'est un moment du spectacle où l'acteur, prenant une position caractéristique, fait "les gros yeux" aux spectateurs. Une superstition affirme que celui d'entre eux qui parvient à capter le regard de l'acteur au moment où il entame son Nirami no Mie n'attrapera aucun rhume pendant l'année !

Portrait de l'acteur Oniji Otani III
par Sharaku Toshusai, gravure sur bois, 1794

Plus tard, en 1952, Tezuka Osamu dessina le manga pour lequel il est le plus connu, Tetsuwan Atomu (Astro Boy) :

Couverture d'une aventure d'Astro Boy, 1961

Et dans la peinture classique occidentale ? Point de gros yeux, n'est-ce pas ? Eh bein si. Enfin, si l'on considère que la peinture égyptienne du Ier au IVe siècle est occidentale. Ce qui peut se concevoir, puisqu'à l'époque l'Égypte était sous domination romaine.

Entre le Ier et le IVe siècle en Égypte, donc, on peignait des portraits de bourgeois, commerçants, militaires qui étaient ensuite glissés, quand les quidams passaient de vie à trépas, entre les bandelettes de leur momie à hauteur du visage.

Les yeux desdits portraits étaient très expressifs, le plus souvent agrandis par rapport à la réalité. Peut-être était-ce une façon d'accorder un supplément de vie au pékin décédé. Portrait souvenir, ombre de la personne, comme l'est tout portrait.

Puisque ces visages venaient compléter la momie du défunt, on peut penser que leurs yeux s'ouvraient, à partir de ce moment, non plus sur notre monde, mais sur l'au-delà auquel ils étaient désormais confrontés. Les effigies devenaient porte, seuil, lieu du passage, de transition.

Ou bien, ces gens-là avaient abusé de l'Espresso soluble de Nescafé.

L'occasion de lire ma chronique intitulée Ceux qui ne parlent pas, où il est fortement question de ces portraits égyptiens qu'on appelle portraits du Fayoum, du nom de la région où les a découverts.