Kahn (Jean-François) au bout des mots
Brève

Kahn (Jean-François) au bout des mots

D'une explosion l'autre: à l'heure matinale où j'écris ces lignes

, Jean-François Kahn, fondateur de Marianne, est sur le point d'annoncer, parait-il, qu'il "arrête le journalisme". Connaissant l'oiseau, il n'est pas impossible qu'il rentre par la fenêtre demain ou la semaine prochaine (sa chronique du quotidien belge Le Soir continuera, me signale Gilles Klein). Mais supposons que cette sortie soit définitive. Que penser de ce geste inhabituel ?

Disons-le d'emblée, la question est d'autant plus compliquée pour moi, que j'ai toujours nourri, à l'égard de JFK, une grande admiration professionnelle. JFK, chien fou du journalisme du dernier demi-siècle, vaut mieux que cette piteuse sortie. C'est l'imaginatif créateur de presse, et le journaliste d'une exceptionnelle liberté de pensée, jubilatoire et communicative, que je garderai en mémoire.

Alors, ce départ ? Que Kahn se proclame victime de lynchage médiatique, qu'il incrimine le "système des petites phrases", ne trompe personne. Si ce lynchage était injuste, il se serait battu avec la combativité qu'on lui connait. Si ce verbomoteur choisit le silence, c'est parce qu'il est arrivé au bout des mots, au seuil de la chambre noire.

Toutes proportions gardées, le hara-kiri de JFK est aussi mystérieux que l'explosion de DSK, dont il est la réplique. Si tous les journalistes à qui échappe une bêtise s'auto-bâillonnaient en représailles, la scène médiatique compterait beaucoup de disparus, et le signataire de ces lignes, sans doute, le premier.

Mais parler de "troussage de domestique", pour désigner le viol d'une femme de chambre immigrée par un maître du monde, n'est pas la première bêtise venue. Si ces mots ont fait mouche, c'est parce qu'ils révèlent un double archaïsme insupportable, sexiste et de classe.

Kahn ne l'assume pas. Il l'a dit. Depuis que les mots malheureux ont buzzé, il ne cesse de s'en excuser, et de tenter de les expliquer par sa longue amitié avec Anne Sinclair. Ami de Sinclair, il ne peut croire que DSK puisse avoir commis l'acte violent qui lui est imputé par Nafissatou Diallo. Et si cet acte a existé, il faut aller lui chercher des circonstances atténuantes au coeur de la tradition aristocratique et bourgeoise française.

Mais où l'explication pêche, c'est que Kahn n'est pas seulement un ami. Il est aussi journaliste. Si Sinclair était la femme d'un obsédé sexuel, qu'elle poussait avec acharnement vers la plus haute marche, comment lui, le journaliste Kahn, pouvait-il être l'ami de cette femme ? S'il ignorait que l'obsession sexuelle de DSK le disqualifiait pour le poste, il est coupable d'aveuglement. S'il le savait, le pensait, et ne l'a jamais écrit, il est coupable de dissimulation. S'il estimait que cette obsession sexuelle, en France, ne constituait pas un obstacle à faire président, il est coupable, pour le moins, d'une certaine erreur d'appréciation.

Dans les trois cas, pour le journaliste, une impasse. Incapable de résoudre cette contradiction (moi qui suis chargé d'éclairer le public, comment ai-je pu être aussi aveugle ?), et peut-être même incapable de la formuler, il choisit de se taire.

Un mot encore sur ces mots qui lui échappent, "troussage de domestique".

On a le droit d'être macho. On a le droit d'être bourgeois, empli de préjugés bourgeois tout droit issus des deux derniers siècles.

Mais quiconque écrit, parle en public, dispose de tribunes, porte la lourde responsabilité de ne jamais oublier d'où il parle. De quel agglomérat de biais et de préjugés, de quelles conditions matérielles de vie quotidienne, son discours est la résultante. Au premier rang des obligations du journaliste, il y a celle de se connaître. Pour les dominer, ces foutus préjugés, il faut faire l'effort considérable de les avoir identifiés et nommés.

A 73 ans, JFK se découvre-t-il bourgeois et phallocrate ? C'est possible. Les journalistes, même les meilleurs, ne sont pas des as de l'introspection.

Maintenant, l'histoire continue. Le journalisme français ne se débarrassera pas du problème en bazardant l'un des meilleurs des siens. La même question est à présent posée à ceux qui restent. De la même manière qu'un essayiste américain a écrit que le suicide politique de DSK symbolisait l'explosion en vol de la social-démocratie européenne, le jet d'éponge de JFK révèle-t-il l'impasse d'un certain journalisme français de Cour, directement hérité de Saint-Simon, à l'époque où l'on troussait impunément les domestiques ? Réponse dans les prochaines semaines.






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