Double nationalité : "Il y a assez de place dans un coeur humain pour deux pays"

Arrêt sur images

Nina Yargekov, écrivaine, sur le documentaire La traversée

Tënk & Arrêt sur images
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C’est l’histoire d’un grand bateau qui fait la traversée entre Marseille et Alger, emportant à chaque voyage sa cargaison d’immigrés algériens qui rentrent au pays, d’adolescents qui vont le découvrir, ou d’expulsés qui partent de France contraints et forcés. Mais ce documentaire, La traversée, c’est aussi la peinture magistrale d’un monde suspendu entre deux cultures, entre deux nationalités, entre deux identités. Pour cette deuxième émission en partenariat avec Tënk, nous recevons l’écrivaine Nina Yargekov qui vient de publier aux éditions P.O.L. le livre Double nationalité.

Les coulisses de l’émission, par Anne-Sophie Jacques

Etrange plateau que nous vous proposons cette semaine : parler d’un film sans son auteure alors qu’elle était prévue à nos côtés. Car voilà : l’auteure a annulé sa venue.

Tout avait pourtant bien commencé entre Elisabeth Leuvrey et nous. J’ai contacté la réalisatrice de La traversée début septembre pour l’inviter à parler de son documentaire dans notre deuxième émission en partenariat avec Tënk. Elle connaissait le principe pour en avoir discuté à Lussas avec Alice Diop – notre première invitée pour son film La mort de Danton. Les deux femmes avaient toutes les deux une œuvre sélectionnée cette année aux Etats Généraux du film documentaire.

Lors de ce premier échange avec la réalisatrice, j’évoque le personnage central de La traversée, Ben. Sa parole est aussi lumineuse que sa présence miraculeuse. J’apprendrai par la suite que Ben est comédien. Il offre donc une double performance : la sienne et celle de l’acteur. L’assistante de la réalisatrice, Selma Hellal, me raconte que l’homme est arrivé lors des dernières traversées effectuées par l’équipe de tournage. Cette dernière avait suffisamment de matière – une centaine d’heures de rushes ont in fine été tournées – mais Leuvrey cherchait toujours "son" personnage. "On commençait à faire le deuil de cette rencontre" se souvient Hellal.

Et puis Ben est apparu. Lors de la distribution des flyers prévenant les passagers qu’un tournage était en cours et les conviant à venir échanger, Ben a d’abord répondu : "sans moi". "Finalement il s’est pris au jeu" poursuit Hellal. "Même dans la plus puissante de nos utopies, nous n’avions pas imaginé un tel propos, une telle présence. Il est arrivé comme le messie, il est le miracle du documentaire. Elisabeth et moi, nous nous regardions ahuries tandis qu’il parlait". Les deux femmes sont amies. Hellal a rejoint le tournage notamment parce qu’elle parle arabe. Mais le cinéma n’est pas son métier. Elle est éditrice à Alger d’une maison d’édition nommée Barzakh. C’est elle qui a coédité le DVD et le livret qui l’accompagne.

Mais à peine évoqué le nom de Ben, Leuvrey écarte l’idée de l’inviter. Elle est certes toujours en contact avec lui – ils sont devenus amis – mais il ne souhaite pas s’exprimer sur le film qui, il est vrai, a changé sa vie. Et puis elle trouve incongru l’idée d’inviter un des personnages du film comme nous l’avions fait avec La mort de Danton. Ce sont moins des personnages que des rencontres, circonscrites dans le temps, et qui n’ont pas vocation à vivre en dehors du film, me dit-elle en substance. J’acquiesce. Leuvrey me propose alors de solliciter le psychanalyste et écrivain Ghyslain Lévy.

Là encore une belle amitié les lie. Ce dernier a découvert le film dans une salle parisienne lors de sa sortie en 2013. Il a été sidéré. A l’issue de la projection, il a voulu rencontrer son auteure, m’a-t-il raconté. Ils se sont vus. Et Lévy a écrit un joli texte sur le film qui s’intitule Les yeux grands ouverts – référence au livre du romancier et poète algérien Mohammed Dib, Tlemcen ou les lieux de l’écriture, un livre de textes et de photographies datant de 1946. Il a également participé à un exercice original : commenter les images absentes du montage final. Six passages commentés – de l’arrivée au port d’Alger aux manœuvres du commandant de bord – sont visibles uniquement dans le DVD. Lequel n’était pas à ma portée puisque je ne disposais que d’un fichier numérique fourni par Tënk. Mais – hasard des hasards – j’avais prévu un séjour à Marseille, j’ai donc proposé à la réalisatrice de nous y rencontrer.

Nous nous sommes retrouvées un dimanche autour d’un café près d’une grande fontaine au centre de Marseille. Nous avons parlé de son prochain film At(h)ome, soutenu notamment par la Scam qui suit fidèlement son travail. Nous avons parlé d’elle. De moi. Et finalement très peu de La traversée. Ecueil du travail préparatoire : éviter les entretiens en profondeur afin que l’invité n’ait pas le sentiment de se répéter sur le plateau. Ne pas tout déflorer tout en apprenant suffisamment. Travail d’équilibriste entre l’envie de tout savoir et celle qui tempère l’impatience. Je quitte la réalisatrice et la fontaine marseillaise, DVD à la main.

J’attends mon retour sous des cieux plus nuageux que ceux du Sud pour prendre contact avec Lévy lundi dernier. Même exercice : ne pas trop se dévoiler. L’homme est parti précipitamment d’Alger en 1962 à 16 ans et en avion. Dans son texte – que je n’avais pas lu avant de l’appeler – il regrette que ce départ via les airs ne lui ait permis aucune traversée. Je lui demande s’il a envie, pendant l’émission, d’aborder une image spécifique ou un thème en résonance avec le film – un thème qui soit d’actualité ou non. Il me répond par mail avoir envie de revenir sur "cette «invention» extraordinaire du montage : le fait que le voyage ne parvienne jamais à destination, mais que l’on se retrouve sans solution de continuité déjà dans le retour, alors que nous étions jusque-là dans l’aller..". Il est vrai que le ferry n’arrive jamais. Il ne touche jamais terre dans le documentaire. Et nous ignorons bien souvent s’il se dirige vers Marseille ou vers Alger.

La veille du tournage, mardi donc, Daniel m’annonce vouloir inviter l’écrivaine Nina Yargekov. Il a lu son livre sorti début septembre aux éditions P.O.L. et intitulé Double nationalité – en l’occurrence franco-hongroise. Un livre qui entre vraiment en résonance avec La traversée. L’écrivaine a vu le documentaire et se sent partante pour une émission. Avant de confirmer notre invitation, j’appelle la réalisatrice pour lui soumettre l’idée. Leuvrey est emballée. Elle savait que nous tenions à ouvrir les thèmes présents dans son film vers un ailleurs qui pouvait être aussi bien un sujet d’actualité ou tout autre chose. Le principe l’inquiétait un peu mais le choix d’un roman sur l’entre-deux lui plaisait.

Fin d’après-midi, Daniel et moi construisons le plan de l’émission. Et plus on le construit, plus on commence à douter de la place du psychanalyste. Peur qu’il soit en retrait. Qu’il soit relégué dans un coin du plateau. Peut-être avions-nous envie de jouer la rencontre entre la romancière et la cinéaste. Mais, en même temps, il m’était très difficile d’écarter Lévy : d’abord c’est extrêmement grossier et puis surtout je connaissais la complicité et l’amitié unissant la réalisatrice et le psychanalyste. Ma petite voix me dit cependant qu’il fallait faire le choix d’un plateau qui nous semble le plus équilibré possible. Dilemme. Je me fie donc à mon intuition.

Je soumets à l’écrit mon embarras à Leuvrey car son téléphone est coupé. Je la sais en partance pour une soirée de projection à Chartres. Je m’en remets à son avis en ces termes : "si vous préférez que Ghyslain soit sur le plateau, ne changeons rien. Si vous pensez que le nouveau dispositif fonctionnera mieux, alors j’appellerai Ghyslain" pour le décommander. Elle me répond, elle aussi par écrit, être prise au dépourvu par ce changement au dernier moment. "Il faut se parler". Nous attendons donc le début de soirée pour mener cette conversation.

Une conversation qui s’est conclue par un refus définitif de participer à notre émission. La réalisatrice m’explique ne pas travailler de cette façon. Elle ne comprend pas ce changement de dispositif à la dernière minute. Elle finit par poser la question de la pertinence d’une émission sur un documentaire accueillie sur un site d’actualité. Nous sommes dans deux temporalités qui lui semblent imperméables. A l’opposé. "C’est un vrai débat que nous devons avoir", me dit-elle, avant de m’assurer qu’elle a besoin de temps pour comprendre ce qui s’est passé et qu’elle expliquera les raisons de son absence dans un courrier adressé à l’équipe et à nos abonnés.

Il est possible aussi que la lecture du forum associé au documentaire ait refroidi nos deux invités. Leuvrey me dit l’avoir lu et avoir été décontenancée. Il est vrai que l’un de nos abonnés mettait en doute la présence du psychanalyste. J’imagine que la réalisatrice a estimé que nous cédions à cette critique du forum. J’ai eu beau expliquer que ceux qui s’expriment dans nos forums n’ont jamais dicté nos choix, elle semblait en douter. J’imagine aussi que toute la discussion autour d’une petite phrase de La traversée ("Ils sont restés chez nous 137 ans, nous on débarque à peine...") pourtant totalement anecdotique – et balancée sous forme de boutade – les ont effrayés. Peut-être ont-ils eu peur d’être ramenés au ras du sol. Mais ce ne sont que des hypothèses. Attendons son courrier.


Mise à jour le 26 septembre 2016 : ajout du courrier de la réalisatrice Elisabeth Leuvrey

Un invité de trop

(*les mots en italique sont ceux utilisés dans les textos que j'ai reçu de l'équipe d'@rrêt sur image)

 Je ne sais pas vous, mais moi quand on me propose de venir accompagnée d'un invité et que les hôtes semblent de part et d'autre ravis, je me réjouis en attendant la rencontre.

Seulement voilà, quelques heures à peine avant le moment venu, on vous dit que finalement, non, votre invité serait de trop.

On vous annonce la chose en vous disant qu'on est navré, on va même jusqu'à reconnaître que c'est un peu grossier et puis, au final, on vous laisse prendre la décision. On s'en remet à votre avis. C'est à moi de voir en fait. Il est 21 h. Est-ce que demain à 12h, je préfère être accompagnée de mon invité de trop ou, comme l'équipe d'@rrêt sur image, je souhaite trouver le bon équilibre pour une meilleure émission possible ?

Mon film La Traversée a, dans son sillage, provoqué nombre de rencontres. Celle faite avec Ghyslain Lévy en est une, déterminante, qui a donné lieu à une collaboration que l'on retrouve dans le DVD du film. Si le choix de mon invité, qui procède de ma réflexion autour de ce travail, n'est pas jugé pertinent (au nom de quoi, de quel critère ?) alors pourquoi souhaiter me faire venir ?

On m'a par ailleurs appelé peu de temps avant pour m'annoncer la présence sur le plateau d'une romancière qui a visionné le film la veille. J'accueille en effet la nouvelle avec ouverture avant d'apprendre, immédiatement après, qu'avec ce nouveau dispositif la rédaction craint que Ghyslain Lévy ne soit effacé.

Je découvre simultanément que sur le forum de l'émission, on a pas très envie non plus que mon invité m'accompagne ce jour-là. Une drôle de coïncidence !

Vous avez dit "libre" ? Media libre ? N'allez donc pas me faire dire que les abonnés ont une quelconque influence sur les choix de la rédaction.

La liberté c'est quand même autre chose que cette tyrannie de l'anonymat et de la lâcheté pratiquée par ceux qui se croient libres de jeter en pâture quiconque dans l'arène des soi-disant forums. J'y lis des propos inacceptables.

Il y a des époques troubles où certains mots/maux prononcés, certaines attitudes posées décident du collectif qu'on se prépare à vivre.

Ma décision est prise.

Vis à vis des abonnés, je suis sincèrement désolée de n'avoir pu être présente comme cela leur avait été annoncé. J'aurais beaucoup aimé rencontrer à cette occasion Nina Yargekov, dont je lirai le livre avec grand intérêt. Ses commentaires sur La Traversée et ses mots magnifiques m'ont profondément touchée : oui, "il y a de la place dans un cœur humain pour deux pays".

Mais y a-t-il de la place sur le site d'@rrêt sur image pour que la rencontre ait lieu entre les abonnés et les auteurs qui font le documentaire d'auteur ?

Ou bien le documentaire d'auteur doit-il être soluble dans le précipité des décisions de dernières minutes ?

J'avais accepté cette participation comme une belle proposition de la rédaction de faire rentrer un peu d'air (marin) et tenter de dissiper l'atmosphère nauséabonde des débats pré-électoraux.

Mais décidément l'enfer est pavé de bonnes intentions…

Le cinéma documentaire ne doit-il pas simplement et humblement continuer à se tenir à bonne distance du grand brouhaha pour continuer à réfléchir librement et tenter de "panser" le monde ?

Elisabeth Leuvrey

Marseille, le 25 septembre 2016

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