Enquêtes dessinées : "Comment ça se dessine, l'impunité ?"

Arrêt sur images

Benoît Collombat, Etienne Davodeau, Camille Polloni et Aurore Petit sur notre plateau

L'émission
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A côté des articles, des photos, des documentaires, monte en puissance un autre média pour nous raconter la société, la politique, le monde et ses folies : la bande dessinée. Non pas la bande dessinée avec des super-héros ou des gags à chaque page, mais la BD au service du journalisme. Comment fonctionnent ces drôles de binômes composés de journalistes et dessinateurs ?

Résumé de l’émission par Anne-Sophie Jacques

[Acte 1]

"Le monde de la bande dessinée a explosé ces dix dernières années" me confiait Etienne Davodeau au téléphone quelques jours avant l’émission. Longtemps réservée aux enfants – qui n’a jamais feuilleté un Astérix ou un Tintin dans sa jeunesse ? – la bande dessinée s’est ouverte au monde des adultes et on a vu apparaître la BD autobiographique (comme L’arabe du futur de Riad Sattouf) ou celle du réel (les albums de Davodeau justement) mais aussi la BD politique (citons pour seul exemple le fameux Quai d’Orsay signé Antonin Baudry et Christophe Blain).

Depuis quelques années se développe également un nouveau genre, associant le travail d’un journaliste à celui d’un dessinateur. Un genre qui trouve sa place dans La revue dessinée, trimestriel dont le premier numéro est sorti en septembre 2013, fondé par l’auteur de BD Franck Bourgeron – rédacteur en chef – en compagnie du scénariste Sylvain Ricard et du journaliste David Servenay. C’est d’ailleurs dans la Revue dessinée de l'automne dernier que l’enquête sur le flash-ball de la journaliste du site Les jours Camille Pollini et de la journaliste de Mediapart Louise Fessard a pris forme, sous les traits de l’illustratrice Aurore Petit.

Comment est né ce trinôme ? Du cerveau de la Revue dessinée, racontent Polloni et Petit. Cette dernière a été contactée par Bourgeron qui avait repéré ses dessins pour la presse (et notamment Le Monde) et souhaitait la "marier" avec un ou une journaliste. Ce sera deux spécialistes de la police. Petit a choisi ce sujet car, pour une première expérience, le flash-ball lui semblait plus simple à illustrer. Quant aux deux journalistes, elles souhaitaient au départ écrire un livre sur cette arme, mais les éditeurs estimaient le sujet trop pointu. L’idée était donc d’élargir le public avec des dessins.

Même point de départ pour le binôme Collombat/Davodeau qui se sont rencontrés lors d’un déjeuner organisé par Bourgeron. "A la fin du repas, le livre était né" se souvient Davodeau. Deux chapitres ont été publiés dans La Revue dessinée n°5 et n°7. L’ensemble de l’histoire est édité chez Futuropolis. De son côté, Collombat ne voyait que des avantages à utiliser le dessin pour ressusciter de vieilles histoires politiques et notamment l’histoire du SAC – Service d’action civique ou, plus précisément, le service d’ordre du gaullisme.

[Acte 2]

L’enquête dessinée sur le flash-ball est très didactique : on apprend tout de cette arme dont le nom revient périodiquement dans les médias. Conçue en 1985 – une aubaine pour l’entreprise Verney-Carron qui la commercialise et évite ainsi une faillite – elle équipe la police dès 1992. En 2005, Nicolas Sarkozy la généralise et l’étend aux opérations de maintien de l’ordre. Si le flash-ball tire des balles en caoutchouc, l’arme est imprécise et a déjà fait de nombreuses victimes (dont un mort) notamment lors des manifestations contre la loi travail au printemps dernier. Une arme dénoncée notamment par Olivier Besancenot.

Pour faire sentir l’impact de la balle sur la peau, l’illustratrice a choisi de reprendre une comparaison citée par le fabricant et les policiers (et qu’on peut entendre dans ce documentaire de Canal+) : celle d’un coup de poing représenté en image séquentielle. "C’est une arme pleine de métaphores", renchérit Polloni, "et nous avons pu jouer avec les représentations mentales des acteurs". Ainsi, la foule des manifestants est représentée par une vague qui avance vers la police. Cette violence de la balle est à mettre en parallèle avec la violence de la politique, sensible dans le livre de Davodeau et Collombat.

Fil rouge du récit, et véritable "passeport pour l'impunité", le SAC est présent dans les quatre épisodes du livre : l’assassinat du juge Renaud en 1975, la tuerie d’Auriol en 1981, la répression anti-syndicale dans l’industrie automobile et enfin l’affaire Boulin – une affaire que Collombat connaît bien. Plonger dans l’histoire du SAC c’est également éplucher les archives de l’Assemblée nationale et le rapport de la Commission d’enquête créée à l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand en 81 (les documents ont été partiellement déclassifiés en 2013). Une très bonne matière pour le dessinateur qui découvre les échanges entre des députés de gauche face à des vieux briscards du SAC. De vrais dialogues dignes d’Audiard selon Collombat. "Notre livre est essentiellement un livre de dialogue et non de scènes d’actions" admet Davodeau.

[Acte 3]

"Etre journaliste, ce n’est pas forcément être David Pujadas ou Jean-Pierre Elkabbach, c’est un travail d’artisanat" explique Collombat qui a souhaité montrer les coulisses de son métier, à savoir les échecs, les portes claquées sur le nez : "c’est long, laborieux et pas toujours spectaculaire". De son côté, Petit a choisi de faire parler des objets – le Sagittaire ou les cibles sur lesquelles s’entrainent les policiers pendant leur journée de formation au flash-ball. Nouveauté pour l'illustratrice : elle a dessiné à cette occasion ses deux premiers portraits, Claude Guéant et Sarkozy. Le trinôme s’est inspiré également de leur journée passée au salon de la police (Milipol) – "un monde masculin avec des gars qui se prennent en photo avec des grosses kalachnikovs".

Autre choix de Davodeau et Collombat : ne pas illustrer la tuerie d’Auriol de 1981 où le chef de la section marseillaise du SAC Jacques Massié a été massacré avec sa famille. Plus surprenant, les auteurs citent une sorte de bande dessinée réalisée par l’un des tueurs, Jean-Bruno Finochietti, lors de son isolement en prison mais ne la reproduisent pas. "On a fait le choix du contrepoint" explique le journaliste et notamment avec la juge d’instruction Françoise Llaurens-Gérin qui raconte son enquête mais aussi l’assassinat du juge Michel, peu de temps après (affaire instruite… par son mari).

Point commun entre les deux enquêtes : elles reproduisent une séquence filmée. Dans les pages de Cher pays de notre enfance, on voit des scènes d'un documentaire tourné en 1979 à la sortie d’usine de Poissy où des militants communistes se font agresser par des nervis. Dans l'enquête sur le flash-ball, deux cases reprennent une vidéo amateur diffusée en 2010 sur le site Rue89 où l’on voit un lycéen, Geoffrey Tidjani, recevoir un tir de flash-ball dans la tête alors qu’il pousse une poubelle. Une vidéo importante selon Polloni car elle prouve que la version du policier – prétendant que le lycéen jetait des projectiles – est fausse.

[Acte 4]

Retour sur le SAC : un an après l’assassinat du juge Renaud, le réalisateur Yves Boisset a tourné Le juge Fayard dit le shériff avec Patrick Dewaere, fiction très inspirée du réel. Cocasserie : toutes les références au SAC ont été interdites le jour de la diffusion du film. Le mot SAC a donc été bipé. Mais dans la salle, raconte Collombat, tous les spectateurs criaient "le SAC, le SAC !" Effet Streisand garanti. Boisset est allé très loin dans son enquête, il a même été menacé de mort, ajoute le journaliste. A l’époque, il y avait une liberté pour raconter les affaires qu’on ne retrouve pas de nos jours, juge-t-il. Quel film serait le pendant du film de Boisset aujourd’hui ? Un film sur la violence des marchés financiers, estime Collombat.

Durant cette enquête sur les années de plomb de la Ve République, le nom de Charles Pasqua revenait en permanence. Les auteurs ont cherché à l'interroger, en vain. Pourtant, Laurent Delahousse, journaliste de France 2 et présentateur du JT du week-end, a réussi à interroger l’ancien ministre de l’Intérieur quelques mois avant sa mort, survenue le 29 juin 2015. Même mur quand Davodeau et Collombat ont voulu interroger l’ancien trésorier du SAC Jacques Godfrain… qui aujourd’hui préside la Fondation Charles de Gaulle. L'entente est-elle toujours parfaite entre les dessinateurs et les journalistes ? Globalement oui, estiment nos invités. Davodeau et Petit avouent cependant que les journalistes tendent à l’exhaustivité et veulent toujours rajouter des infos alors que le dessin se doit d'être économe. N'empêche : "la bande dessinée est un décapsuleur de la réalité" conclut Collombat.

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