Laure Adler et Judith Godrèche : excuses et consentement (s)
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Laure Adler et Judith Godrèche : excuses et consentement (s)

On est à la 48e minute de l'émission. Judith Godrèche poursuit sur le plateau de C Ce Soir le déballage libérateur consécutif à sa série de ARTE, Icon of the French Cinema, laissant remonter les traumas l'un après l'autre, en une sorte de guirlande toxique, après sa dernière émission en date, face à Sonia Devillers. Elle y avait révélé, parmi ses abuseurs, le nom du réalisateur Jacques Doillon. Ce soir, c'est au tour des journalistes de cinéma, "qui ont sacralisé les propos de Benoît Jacquot", et du Centre National du Cinéma "qui donne l'avance sur recettes à (...) des scénarios où on raconte constamment l'histoire d'une jeune fille qui se fait violer par un homme plus vieux." Bref, après la mise en cause des réalisateurs prédateurs, elle élargit le spectre au système multifacettes qui rend possibles les prédations, et les légitime. 

Mais justement, assise à côté de Judith Godrèche, se trouve l'une des incarnations de ce système, Laure Adler, papesse de la Culture Légitime dans les dernières décennies, ex-productrice sur France Inter, ex-directrice de France Culture, incontestable féministe, et aujourd'hui chroniqueuse de l'émission.

Judith, à la  48e minute, donc :  "Laure je suis désolée, je ne peux pas m'empêcher, j'ai le sentiment qu'on est là toutes les deux, dans ce cadre, et que ça pourrait faire exactement le même plan que j'ai vécu dans votre émission quand j'avais 21 ans."

Karim Rissouli, animateur : "Alors je précise, j'allais vous en parler, j'attendais le moment pour le faire. Allons-y. On est en 1995, Laure anime Le cercle de Minuit, et vous vous venez de sortir votre roman, Point de côté. Et dans plusieurs interviews ces derniers jours, vous avez cité ce moment avec Laure comme un moment douloureux pour vous. Vous pouvez dire pourquoi ?"

Godrèche : "Ben en fait c'est le roman que j'ai écrit juste après avoir fui l'appartement où je vivais avec Benoît Jacquot, comme un moment de prise de conscience. Et ça raconte quand même de façon assez claire l'histoire d'une jeune fille qui quitte un homme avec qui elle est depuis qu'elle a quatorze ans. Et je suis invitée sur des plateaux de télévision dont celui de Laure (impassible, NDR) ce qui était très valorisant pour moi et pour ce livre..." Rissouli, comme si on allait rediffuser des images interdites aux enfants : "Est-ce-que vous voulez qu'on regarde l'extrait ou pas, ou ça vous gêne l'une et l'autre ? Je ne le ferai pas sans votre accord". Car aujourd'hui, en 2024, règne enfin partout le Consentement. Rires. Ca ne les gêne nullement, "ni l'une ni l'autre", comme si leurs gênes potentielles pouvaient être renvoyées dos à dos.

Flash back, donc, sur le plateau du Cercle de Minuit. Adler 1995 : "c'est l'histoire d'une jeune fille, elle a 20/21 ans." Acquiescement de Godrèche 1995. "Et elle décide de quitter l'homme qu'elle aime. Elle croit qu'elle l'aime, d'ailleurs, c'est pas la raison de la rupture, puisqu'elle dit Je te quitte même si je t'aime, pour savoir quelle est la vraie vie, pour essayer d'être." "Oui c'est une fille qui a vécu très jeune avec un homme, et qui est restée assez longtemps avec lui, qui peut-être n'a pas eu d'adolescence, qui a été projetée très vite dans un monde où l'amour était devenu sa seule raison d'être, et qui décidé d'apprendre à découvrir la liberté."  Adler 1995 : "Vous acceptez qu'on voie un extrait de ce film si beau, La désenchantée" ? "Euh oui, je veux bien". Cut.

"Ce film si beau" : consentement obligé en mode pré MeToo. Pas d'autre choix, alors, que d'admirer l'Oeuvre Majuscule. Ce sont, découvre-t-on aujourd'hui, les mots du trauma. Godrèche, tentant d'expliquer : "ça clot..." Adler, l'interrompant :"c'est pas l'interview, c'est très très resserré". Godrèche : "C'est encore pire. Cette interview assez longue se clot par "vous acceptez de..." Ce film n'a rien à voir avec ce que j'ai écrit. J'ai écrit Je m'échappe, je m'enfuis, et on me dit Tu retournes dans la boîte. C'est là que tu dois vivre. Dans cette cour-là. Il y a quelque chose d'extrêmement patriarcal dans cette phrase-là.  Toi tu es jolie, tu as écrit un livre, c'est bien. Mais maintenant on va montrer un vrrrai moment de cinéma. Quelque chose de magnifique, mot qui n'a pas été employé pour parler de mon roman. Quand on parle du travail d'une jeune fille de 21 ans, on lui dit pas "Votre roman magnifique".  Y a tout un système, dont vous faisiez partie pour moi, à cette époque-là et à cet endroit-là, qui ne m'a pas aidé du tout du tout du tout".

Parole à la défense. Adler, joignant les mains. "Alors d'abord je voudrais m'excuser si je vous ai offensée." Détachant les mots : "Donc je voudrais vraiment vous présenter mes excuses. Si je vous ai invitée, c'est parce que j'avais beaucoup aimé votre roman. Je m'en souviens encore aujourd'hui". Et de détailler en anaphore : "Je me souviens de la liberté de cette jeune femme. Je me souviens de son amitié avec une autre jeune femme. Je me souviens de la texture de vos mots, du rythme de ce premier roman. Et je l'ai lu, peut-être me suis-je trompée, comme une sorte d'adieu à l'enfance." Godrèche : "Dans l'interview, je vous dis que je n'ai pas eu d'enfance. Je ne vous en veux pas plus que ça, je... "Un peu quand même !" "Non mais ensuite vous avez reçu Benoit Jacquot un milliard de fois dans toutes sortes d'émissions" Adler, minimisant : "oui, comme tout le monde." "Exactement. On est en train de parler d'un système dont vous faisiez partie... " Adler, pour clouter sa plaidoierie : "Mais je voudrais terminer sur la Désenchantée. Je l'ai mis parce que pour moi vous étiez la muse du film, peut-être ai-je mal compris parce que c'était la période. Et parce que je vous admirais, Judith !"  Avec trente ans de retard, mais au moins, c'est dit.

Zoom arrière. Plan large. Retour au Système. Rissouli : "Vous citiez Télérama. Télérama s'est excusé dans un édito en forme de Mea Culpa". Il cite le magazine, à propos de ses décennies de promotion de Doillon et Jacquot : "Qu'avions-nous sous nos yeux que nous n'avons pas sû voir ? Nous étions incapables de voir." Camille Diao, co-animatrice de l'émission : "Incapables, c'est une formule déresponsabilisante. Il y a un refus de voir !" Godrèche, racontant le lancement de sa série : "J'ai écrit, j'ai envoyé des textos aux adultes de mon enfance, des gens du cinéma., des grandes figures du cinéma de l'époque, quelques amis phares de Benoit Jacquot" (elle ne donne pas de nom), en leur disant ça me ferait plaisir que tu m'envoies un message ou un mot. Y en a qui ont été témoins de violences, mais même ceux-là je leur dis parlez-moi. Mais rien. Ils sont cachés dans les bois." Adler, innocente : "pourquoi ?" "C'est à cet endroit-là de la culpabilité. Mais il faut qu'ils aient du courage. On les attend pas avec des armes à feu". Et soudain un nom : "les Serge Toubiana de ce monde, il faut qu'ils sortent et qu'ils m'envoient un message". Serge Toubiana, 75 ans, pontife du cinéma français, ex-directeur de la cinémathèque, ex-président d'Unifrance jusqu'à l'an dernier.

Conclusion ? Derrière la façade d'un dévoilement libérateur, subsiste un "cinéma profond", qui fait le dos rond, n'en pense pas moins et attend le backlash. "Je m'en suis prise à beaucoup de trucs établis, Télérama, Les cahiers du cinéma, le CNC, le parquet de Paris qui n'ouvre pas une enquête en 2011 quand il voit un homme dire je couche avec une mineure et j'en ai rien à foutre de la loi. Je ne suis pas en train de me faire beaucoup d'amis. Je trahis un milieu. Comme une secte. Il y a encore dans ce milieu des gens intouchables. Moi je travaillerai plus jamais." Laure Adler, rassurante : "Mais non mais non".



Le blog Obsessions est publié sous la seule responsabilité de Daniel Schneidermann, sans relecture préalable de la rédaction en chef d'Arrêt sur images.

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