Crépuscule sur la Hollandie, plan-séquence
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Crépuscule sur la Hollandie, plan-séquence

"C'est quasiment un plan séquence" se vante Cyrille Eldin sur le plateau du Grand Journal.

Et en effet, il ne survend pas sa rubrique. Le comédien s'est rendu au Salon du livre, sur le stand de l'éditeur commun de Michel Sapin et de Pierre Gattaz, qui signent leurs livres à quelques mètres de distance. Premier tacle-apéritif de Eldin à Sapin qui fait mine de l'ignorer -"je suis en conversation" : "je ne vous parle pas, je parle à la caméra". Se dirigeant alors vers Gattaz, manifestement plus accueillant : "l'homme qui décrédibilise totalement la gauche". Gattaz, prenant en main son livre après une milliseconde d'embarras : "pas du tout. On veut construire la France de tous les possibles." Eldin : "Michel Sapin est juste là". "Oui, je viens de vendre 55 bouquins, il en a vendu trois". Eldin, se retournant vers le ministre : "Monsieur Sapin, vous savez ce qu'il me dit ? Il me dit j'ai vendu 55 livres, Michel Sapin en a vendu trois." Sapin : "C'est pas vrai, d'abord...parce qu'il ne l'a pas dit" "Si, il l'a dit". Se tournant vers Gattaz : "assumez, Msieur gattaz" "Ah moi j'ai dit, 55, j'en ai fait". Eldin, sentant qu'il tient sa séquence ; "je vais faire fâcher le gouvernement et le MEDEF." Sapin : "je ne sais pas comment il sait combien j'en ai vendus" Gattaz, éclatant de rire : 'parce que j'ai regardé. Et je pense que vous les avez donnés, en plus." Sapin : "moi je suis pour une France du partage, c'est ça que vous voulez dire ?" Gattaz : "faut créer la richesse, avant de la partager".

Arrivé là, le plan-séquence est déjà, en effet, un très grand moment de révélation eldinienne de l'écrasement du hollandisme par le patronat. S'y révèlent le culot monstrueux de Gattaz, que l'on connaissait en creux, mais que l'on n'avait jamais vraiment vu, et surtout la tétanisation de Sapin : coincé sur le radeau de leur éditeur commun, il ne peut opter ni pour la complicité ni pour l'affrontement (et le cadreur de Eldin doit déployer des trésors de mobilité pour les avoir tous deux dans la même image). Gattaz pousse encore son avantage -"il y a ceux qui créent les richesses, et ceux qui les dépensent"- mais c'est alors que le plan-séquence franchit un palier. Gattaz, reprenant une voix de femme inaudible dans le public : "Madame dit, il y a ceux qui travaillent". Instantanément, Eldin se retourne vers la source de l'interruption, une jeune femme, de trois quarts dos : "moi je suis de la vraie gauche. On a été trahis". Eldin : "ça Msieur Gattaz, tu ne l'avais pas prévu". La jeune femme : "le million d'emplois créés, il est où ?" Gattaz, dans ses rails : "pour avoir du travail, faut des entreprises". Eldin : "Méfiez-vous, elle a l'écharpe de Mélenchon". Gattaz : "Non non non non, y a pas de problème. Mais vous avez parfaitement raison, c'est le travail, le mérite, le talent, l'effort". La jeune femme : "depuis vingt ou trente ans, l'argent va plus au capital qu'au travail". Dans le mini-drame inattendu, le regard se reporte sur Eldin, dont le rôle devient capital. A qui va-t-il tendre son micro ? Au puissant ou à l'anonyme ? Ballet impeccable. Le micro de Eldin cherche évidemment la parole de Gattaz. Mais cette parole a besoin de s'appuyer sur le contrepoint de "la vraie gauche". D'une main l'autre, le micro exécute parfaitement le ballet de la fausse impartialité.

Eldin, se souvenant du troisième personnage : "vous savez, moi je vais botter en touche discrètement, avec le gouvernement". D'un glissement, il se rapproche de Sapin qui, muet, massif, aussi mystérieux qu'une statue de l'île de Pâques, observe cet affrontement qui ne le concerne manifestement pas. Eldin, dans le sens du poil : "on n'a pas envie d'intervenir, là". Sapin, toujours enkysté : "non, c'est bien". Eldin, tentant de le pousser à la faute : "La gauche est en colère, mais il faut vivre aussi avec notre époque. On peut pas juste dire que les entreprises créent du capital, c'est des vieux a prioris. Elles créent de l'emploi aussi. Ça c'est ce que vous nous vendez en ce moment". L'Immobile, enfin traversé d'un souvenir socialiste : "oui, bien sûr. Mais la question de savoir...comment on partage le produit d'une entreprise, ça c'est important. Est-ce qu'on partage équitablement...entre les propriétaires, ceux qui y travaillent, c'est ça le sujet, au fond. Une société qui soit..." Il cherche son mot, une seconde : "...équilibrée". Eldin, à Gattaz : "Monsieur Sapin ne peut pas le dire, mais il est de votre côté". La jeune femme, qui a poursuivi hors-micro : "vous n'aurez jamais assez d'argent dans votre poche. Vous vous en foutez de la vie humaine, vous vous en foutez du travail." Mais son heure est passée. Il est temps d'inventer une chute. Eldin, la ramenant à son destin de figurante: "je pense que vous devriez acheter son livre, pour comprendre". "Gattaz : "oui, ça c'est vrai". Dénégation souriante (et vigoureuse) de la vraie gauche.

Au total, oui, un superbe plan-séquence à quatre personnages. Deux monstres ventrus, une victime anonyme. Et Eldin au milieu, croque-mort pervers et impeccable du hollandisme, et de la politique en général.

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