En Zemmourie (#2) : de l'art de tenter d'éviter les procès
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En Zemmourie (#2) : de l'art de tenter d'éviter les procès

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Une grille idéologique capable de tout expliquer par l'islam, le féminisme ou les migrants, une bonne dose de barbouzeries : si la composante essentielle de "Face à l'info" est bien l'appel quotidien à la haine, ce dispositif est rendu plus digeste par quelques débats de façade. Mais au fait, qui sont donc les chroniqueurs et intervenants réguliers de l'émission quotidienne d'Eric Zemmour ?

Ce soir-là, événement notable, Eric Zemmour est contesté sur son propre plateau. Dans sa propre émission, Face à l’info (chaque soir à 19 heures sur CNews, lire le premier volet de notre série). Oh, pas frontalement, bien entendu. Jamais frontalement. Mais contredit. Ou plutôt, complété. On parle squats, à propos de deux affaires de maisons squattées, qui se sont succédées à quelques jours d’intervalle. Plus précisément, du tabou des squats. De ce que la presse a toujours tu, alors que "ça fait des décennies que les gens ne parlent que de ça, mais les médias nationaux ne peuvent plus mettre ça sous le tapis après l’été du vivre ensemble". Tabou parmi les tabous, donc, les squats.

Et Eric Zemmour se livre une audacieuse rétrospective historique. Si "en France, on est spontanément du côté du locataire contre le propriétaire", si "les services sociaux prennent le pas sur la police", c’est dû... à la grande tradition capétienne française. Les rois capétiens, alliés millénaires du locataire contre le propriétaire ? Oui oui. Exactement. "En France, les intendants du roi défendent les paysans contre les aristocrates". C’est la grande tradition paternelle du roi de France, ce collectiviste avant l’heure. "Vous rajoutez Schengen, l'ouverture des frontières, toutes les bandes qui viennent du Kosovo, du Maghreb, et tout ça, et vous avez la situation actuelle", complète le Maître.

C’est alors que l’historien du plateau, Marc Menant, prend la parole. Se gardant prudemment de se prononcer sur l’assertion historique hasardeuse, il rappelle qu’il ne faut pas oublier, dans les raisons de cette coupable indulgence française, la question du mal logement. "Les gens ne peuvent pas se loger. Et à force de voir tous ces immeubles de bureaux vides..." risque-t-il. "Et ça justifie... ?" l'interrompt Christine Kelly. Rébellion également du chargé de l’économie, Eric de Riedmatten. Le mal-logement, cause des squats ? Gauchisme ! Culture de l’excuse ! Il ne reste plus à Zemmour qu’à départager, avec magnanimité, les adversaires. "Marc Menant, c’est l’incarnation de la mentalité française. Pour le meilleur et pour le pire" Christine Kelly : "Mais on l'aime comme ça." Oui, on l’aime comme ça, notre petit gauchiste de service. Et Zemmour en apparut presque centriste.

Événement exceptionnel que cette controverse. L’émission est habituellement construite comme suit : le maestro Zemmour ouvre et ferme l’émission par deux éditoriaux, tandis qu'une petite troupe de servants (Marc Menant, Eric de Riedmatten, Dimitri Pavlenko) et servante (Christine Kelly) du culte, hochent la tête respectueusement, sollicitent des précisions, des inflexions, introduisent respectueusement des bémols, à grands coups de "vous avez raison, bien sûr, mais…" Il faut un sujet hautement concernant, comme la prolongation du congé parental paternel, pour observer sur le plateau une vraie bronca anti-Zemmour. Au Maître, qui prophétise sombrement "la transformation du père en seconde mère", Marc Menant objecte que "lire une histoire à ses enfants, c’est pas dégradant".

Et quand le réel contredit Zemmour, c’est le réel qui a tort. Voici, invité, un journaliste de Match, Régis Le Sommier, qui vient faire la promo de son dernier reportage, sur les "mercenaires d’Erdogan" en Libye. S’engage alors un corps à corps avec le Maître, qui tient absolument à lui faire prononcer le mot "djihadistes".

Zemmour : "Quand vous dites des pauvres Syriens, qui combattent pour la Turquie…" Le Sommier : "Une misère humaine, vous pouvez pas imaginer..." Zemmour : "Moi ce que je lis, je connais moins bien que vous, j’y suis pas allé, c’est des djihadistes, quand même ?" "Non, ceux-là font partie de Jaich Al Nokhka…" (qui s’est opposé aux djihadistes en Syrie, à Idlib, NDR). "Donc c’est des djihadistes. Cher ami, c’est un combat de djihadistes, d’islamistes." "Attention. Dire qu'ils sont purement djihadistes, non. Il reste des groupes, et notamment ceux qui sont sous la férule turque... Je ne dis pas que la Turquie n’a pas de relations avec Tahrir Al Cham (ex Al Qaida, NDR). Elle en a." "Aaaah." "Ils ont quand même une base religieuse." "Ah." Grand sourire du Maître, qui a réussi à expliquer la vie au reporter de terrain.

La bande à Zemmour, c’est un quinté disparate, qui se retrouve chaque soir, quatre hommes et une femme, quatre qui tiennent le crachoir et une qui passe les plats, et s'efforce de faire circuler la parole, à grands coups de "Alors les garçons, on passe au sujet suivant". Et qui a manifestement pour fonction d'apporter à la vedette le degré de contradiction acceptable pour éviter à la chaîne d'éventuels procès, et de possibles nouvelles condamnations.

Sur Dimitri Pavlenko, jeune et brillant journaliste de télé, passé par le service public, Sud Radio, et Radio Classique et qui, d’invitation en invitation sur CNews, s’est retrouvé chroniqueur tous terrains chez Zemmour, pas grand chose à dire. Quant au chargé de la rubrique économie, Eric de Riedmatten, il dévide imperturbablement le catéchisme de la droite libérale, réagissant vigoureusement quand Marc Menant tente d’expliquer l'indulgence pour les squatteurs, admettant, à propos des Gilets jaunes : "Bien sûr qu'il y a des gens qui ont des difficultés, je veux bien le croire", ou constatant, navré, à propos de l’immigration : "Il est très difficile de trouver une nounou française".

Mais la vraie révélation de l'émission s’appelle Marc Menant, chargé d’une savoureuse chronique historique mimée, où il se glisse un soir dans la peau de Marco Polo prisonnier de l’empereur de Chine, et le lendemain soir sur le mulet de Champollion en Egypte. Jubilation garantie, quel que soit le sujet.

Vieux routier tous terrains de la télé, Menant a chevauché plusieurs dadas avant de tenir la chronique historique de la bande à Zemmour. Auteur notamment de plusieurs ouvrages sur le surnaturel, il a surtout commis en 2008 un ouvrage, La médecine nous tue, véritable bréviaire du médico-scepticisme anti-vaccins, avec une fixation sur les multiples impostures supposées de Louis Pasteur. 

Le 31 octobre 2008, pour promouvoir son livre, Menant est sur le plateau des Grosses têtes de Philippe Bouvard (RTL). Et entre deux grasses plaisanteries se succèdent les punchlines contre la médecine et les médecins : "Il y a 18 000 morts par an sous l’effet des ordonnances (...) Les médicaments nous soulagent, mais n'attaquent jamais le mal (...) Toutes les grandes épidémies ont été enrayées avant que le vaccin n’émerge (...) Dans les huit premiers mois, un enfant reçoit 24 doses vaccinales". Pasteur ? Un "imposteur", qui "s’affaissait devant Napoléon III", alors "qu’il y avait très peu de cas de rage". Est-ce qu’il faut que les seniors se fassent vacciner contre la grippe ? "Non !" Est-ce que les laitages sont maléfiques ? "Oui." 

Depuis 2008, Menant n'a rien renié de sa position, comme on peut l'entendre dans cette émission Punchline du 15 juillet 2020, à partir de 41'30'', où il tente, avec difficulté, de défendre la thèse de la "forfaiture entre guillemets" de Pasteur. (Kelly : "Rappelons que vous êtes anti-vaccin. Mais il y a beaucoup de personnes qui pensent comme vous").

Bref, de l'anti-médicalement correct avant l'heure, finalement cohérente avec sa participation à la grande entreprise zemmourienne de réinformation décomplexée. Vieille lubie ? Oui, mais qui réapparaît dans l'actualité Covid-19, quand Menant explose périodiquement, à propos de l'obligation de port des masques : a suffit les masques, on est humains, on a besoin de se rencontrer. Regardez la Suède, l’épidémie est finie. Bien sûr c’est toujours dommage quand des gens meurent, mais il y aura toujours des morts".

Reste le cas Christine Kelly. Comme le laissait deviner une première impression rapide, son rôle est essentiel. Ses rôles, plutôt. Outre le rôle de présence féminine pacificatrice, il incombe à l’ex-membre du CSA d’être la gardienne paradoxale du politiquement correct, quand elle corrige par exemple le "femmes divorcées" de Zemmour par "monoparentales". Zemmour : "Vous avez raison, elles n'étaient pas toutes divorcées." Zemmour explique la rivalité entre Marine et Marion Le Pen par la rivalité entre "une femme vieillissante, et une femme jeune", alors Kelly : "Ce serait pareil pour deux hommes !" Zemmour : "Mais bien sûr !" Dans l'arsenal de Kelly, la fausse naïveté.  "Pour vous, qui dit extrême gauche dit antifa ?" Ou encore : "C'est la ligne éditoriale de Pernaut qui explique son succès ?"

kelly, "madame pas tous"

Davantage que de "dézemmouriser" Zemmour en douceur, ou de le protéger contre lui-même, il s'agit pour la chaîne de pouvoir arguer, devant d'éventuelles remontrances du CSA, du parfait pluralisme du plateau. Et aussi d'écarter le risque de nouvelles condamnations. En cas d’envolée (fréquente) anti- djihadistes, c’est à Christine Kelly qu’il incombe de rappeler que "Ça concerne pas la grande majorité des musulmans qui vivent en France". Dialogue-type. Kelly : "Islam ne veut pas dire terrorisme". Zemmour : "Vous avez tout à fait raison Christine, mais tous ces terroristes sont musulmans". Kelly : "C'est vrai"

Dernière illustration en date de ce rôle de "Madame Pas tous", dans la dernière zemmourrade en date. A propos de l'attentat commis par un présumé mineur pakistanais devant les anciens locaux de Charlie, il est question des migrants mineurs, à qui Zemmour souhaite totalement interdire l'entrée du territoire français. Diffusé sur Twitter, un extrait tronqué a provoqué l'ouverture d'une enquête par le parquet de Paris pour "provocation à la haine raciale" et "injures publiques à caractère raciste", enquête confiée à la brigade de répression de la délinquance contre la personne. Ci-dessous, la transcription complète de l'échange.

Kelly : "Vraiment y a pas de juste milieu ?" Zemmour : "Il faut que ces jeunes, comme le reste de l'immigration, ne viennent pl..." "Pas tous" "Tous, Christine, tous". "Pourquoi ?" "Parce qu'ils n'ont rien à faire ici ?" "Et s'ils sont en souffrance dans leur pays ?" "Ils sont voleurs, assassins, violeurs. C'est tout ce qu'ils sont. Il faut les renvoyer. Il faut même pas qu'ils viennent." "Ceux qui sont violeurs, ceux qui sont assassins." "Non Christine, il ne faut pas se donner le choix. Il faut n'en laisser rentrer personne". "Et on vous laisse la responsabilité de vos propos." "J'espère bien. Je prends toujours la responsabilité de mes propos, ça me coûte parfois cher." 

L'extrait découpé sur Twitter par le compte "Traduisons-les" s'arrête ici. Mais c'est dans les secondes suivantes, que se révèle pleinement le rôle de garde-fou juridique de Kelly.  Kelly : "Tous les mineurs isolés ne sont pas forcément des violeurs." "Christine, tous les mineurs ne sont pas des voleurs et des violeurs, mais la responsabilité de la France, c'est de ne pas prendre le risque. Et donc, tant qu'il y en aura un, il ne faut pas les laisser rentrer." "Ces propos vous appartiennent, c'est pas CNews".

Autrement dit, Kelly amène Zemmour à préciser une formulation confuse ("Tous, Christine, tous.") Non, Zemmour ne voulait pas dire que "tous les migrants mineurs sont voleurs, assassins ou violeurs", formulation généralisante, mais seulement qu'il faut "tous", par précaution, les interdire d'entrée sur le territoire français. Distinction subtile, mais de nature à lui éviter - et en tous cas, à éviter à la chaîne- une énième condamnation pour appel à la haine. L'avenir dira si le dispositif est efficace.


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