"Après Coup"
tribune

"Après Coup"

Nos invité.e.s, Charlotte Pouch, Guy-Patrick Sainderichin et Richard Copans reviennent sur le "non dialogue" de l'émission

Un "non-dialogue" ? Charlotte Pouch, autrice du documentaire "Des bobines et des hommes", était invitée cette semaine sur notre plateau avec deux co-fondateurs du collectif de cinéma documentaire post-68 Cinélutte, Guy-Patrick Sainderichin et Richard Copans. Le sujet : filmer les luttes dans les années post-68 et en 2018. Charlotte Pouch regrette que "la grève, la révolte, le feu", bétonnent la représentation ouvrière. "Le débat n'a pas eu lieu, mais il était impossible" lui répond Guy-Patrick Sainderichin. Ce "non-dialogue" étant lui-même une information, nous publions les deux textes à la suite, dans leur intégralité.

Le mot "coup" est ici bien choisi. Je reste choquée par cette rencontre sur le plateau d'Arrêt sur images avec le producteur des Films d’ici [Richard Copans, ndlr] et le scénariste de Engrenages, Le juge est une femme et Section de recherches [Guy-Patrick Sainderichin, ndlr]...

Quel snobisme, quelle assurance, quel mépris, chez ces hommes, anciens militants et cinéastes ! Aucune nécessité ni envie de se mettre en colère face à ce désir de mise à mort de leur part, manifeste d’un manque d’ouverture conséquent et d’un souhait d’imposer leur seul regard .

Leurs mots et réflexions m'ont semblé un manque de recul sur la problématique (très intéressante) que vous nous avez proposée. Filme-t-on de la même manière le monde du travail 50 ans plus tard (de mai 68 à 2018) ?

"pas un dialogue, un monologue de leur part"

D'ailleurs, ils n’ont pas répondu à la question, mais ils se sont regardés eux et seulement eux, leur combat, leur scission au sein de Cinélutte qu’ils n’ont pas réussi à expliquer d’ailleurs. Ils se sont écoutés, pensant maîtriser tous les codes du cinéma militant et documentaire. Ce n’était pas un dialogue mais un monologue de leur part, soliloque qui se voulait tout puissant.

Ils se sont étonnés de se retrouver à côté de moi, j’étais sur le moment plus qu’étonnée de les entendre. Je pensais que j’aurais pu échanger avec eux sur l’histoire du cinéma ouvrier. Naïvement, je pensais rencontrer des "passeurs" des hommes généreux (principale valeur il me semble d’un réalisateur) convoquant le passé, se questionnant sur le présent. Ils voulaient se retrouver en réalisateurs militants entre HOMMES se rappelant le bon vieux temps.

Et au-delà de leurs appréciations sur mon film - quel ego que de dire "moi j’aurais monté comme ça", "moi j’aurais fait cette fin", quel respect du travail de l’autre... Ils ont parlé des tricoteurs : "ils font partie de l’aristocratie ouvrière" - mais ce sont eux les aristocrates scénaristes, producteurs anciens militants monarques d’un "cinéma du réel" - quelle tristesse !

"Nous sommes en 2018, le contexte a changé"

Je comprends pourquoi ils n’ont pas saisi la forme de Des bobines et des hommes - entrée et sortie par le cinéma de fiction. Ils participent à bétonner la représentation ouvrière - la grève, le combat, la révolte, le feu.

Eux s'érigent, eux seuls, en doyens doctes et tout puissants du cinéma direct sans jamais proposer ou penser : comment a-t-il évolué ? Comment peut-on écrire autrement ?

Nous sommes en 2018, le contexte a changé.

Si dialogue il y avait eu ! Il aurait été intéressant de se demander: Qui filme ? Pour qui ? Au nom de qui ? À quelle fin ?

Au lieu de détruire le travail des autres, ouvrez l’échange, élargissez votre regard...

Est-il aussi facile aujourd'hui d'entrer dans une usine qu'à votre époque ? Comment raconter une histoire qui se répète ? Le rapport filmeur-filmé a-t-il changé ? ... Tant de questions que j’avais notées dans mon carnet avant de vous rencontrer où je me disais, quelle belle occasion de discuter avec vous de cinéma documentaire.

"qu'est-ce que veut dire ouvrier, aujourd'hui ?"

Parler d’un mot "Idéologie" ? Mais quel gros mot. Je ne porte pas une idéologie - non -qui enferme les hommes qui les fige qui les met dans les cases - qui empêche de penser - de poser des questions. Heureusement, je n’ai pas réalisé un film au service d’un discours idéologique. Il n’est pas une arme politique mais un geste voyez-vous - redonner un visage à ceux qu’on appelle les "invisibles" - et je parle ici de tricoteurs, d’ouvriers qualifiés, ils sont nombreux en France.

Alors oui mon film pose questions !

Posez vous la question, les questions ... des questions que vous n'avez pas eu le souhait ou la curiosité humaine et intellectuelle de considérer ...

Qu’est ce que veut dire ouvrier aujourd'hui ? Que signifie résister ? Quel est le rôle des inspecteurs de travail, des tribunaux de commerce, des élus ? 

Posez vous la question du pouvoir des LBO quand ils sont entre les mains de patrons siphonneurs !

Messieurs, j’ai filmé des faits, la vie, le travail, le respect du travail, une mise à mort silencieuse, comme témoin. J’ai construit à l’image avec un groupe avec le cadre qui s’imposait le récit d’une époque que vous ne regardez pas.

Merci à Daniel Schneidermann de poser les bonnes questions, celles qui ouvrent un débat - certes impossible avec ceux qui se dressent en ennemis ou partisans du savoir, porteurs d'idéologies fumeuses et verrouillées comme des vérités absolues.

Vive le Cinéma ! Celui qui ouvre , échange, regarde, écoute, aborde...

Charlotte Pouch

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la réponse de G.P. sainderichin

Suite à la publication de la tribune de Charlotte Pouch, Guy-Patrick Sainderichin a souhaité répondre. Nous publions ci-dessous sa réponse, telle qu'elle nous a été envoyée.

excuses et Regrets

La véhémence de Charlotte Pouch ne m’a pas étonné. Je la trouve même assez justifiée. Après l’émission, et surtout après l’avoir revue, je me suis dit que je devrais lui présenter mes excuses, tant nous avons manqué de bienveillance et de générosité à son égard. Elle s’est exprimée avant que j’aie eu le temps de le faire. Il est d’ailleurs probable, à la lire, que mes regrets n’auraient pas été agréés. Je les maintiens. Entrons cependant dans le fond du débat, c’est-à-dire du dialogue qui n’a pas eu lieu.

Outre notre suffisance de vieux ex-gauchistes, la raison principale de son ratage, de son absence, est qu’il ne pouvait pas avoir lieu. Je ne vais parler que pour moi : ce qui le rendait radicalement impossible, c’est que nous ne parlons pas de la même chose. Il y a eu un moment où j’ai essayé de dire pourquoi : quand j’ai tenté d’expliquer que notre vision de la classe ouvrière, ou en tout cas la mienne, même à cette époque lointaine où j’étais encore marxiste-léniniste, n’avait rien de sociologique, rien d’objectif, mais se définissait de façon entièrement politique et militante.

la secrétaire nadine, ouvrière ou non ?

On ne peut certes douter qu’il existe des ouvriers, et peut-être même une "classe ouvrière". Il doit être envisageable de délimiter cette classe de façon objective, selon des critères objectifs, permettant d’affirmer de tel individu, de tel groupe d’individus, qu’il en est ou qu’il n’en est pas membre. Mais, premièrement, une telle définition objective prête à discussion, elle ouvre à un grand nombre de cas litigieux, indécidables en droit, ne serait-ce que celui de Nadine, l’infiniment sympathique secrétaire de l’usine filmée par Charlotte Pouch : est-elle ou n’est-elle pas ouvrière ? C’est une question sans réponse certaine. Pour moi, si j’étais encore militant, je professerais que Nadine est parfaitement ouvrière dans le contexte de la lutte. Avant et après, je n’en mettrais pas ma main au feu.

La même question se posera dans une myriade d’autre cas, ne serait-ce que pour les personnages de nos vieux films, Tunisiens sans papiers et caissières d’hypermarché. Pas ouvriers ? Ouvriers ? Un peu ? Beaucoup ? Passionnément ?

ouvriers irrécusables et damnés de la terre

Charlotte Pouch a eu la chance, a fait le choix, de filmer des ouvriers indiscutables, des ouvriers irrécusables : culture ouvrière, savoir-faire ouvrier, amour du métier, qualification professionnelle maximale, syndicalisme responsable, etc. On est proche du chromo. L’usine va être liquidée, et c’est évidemment un drame personnel et social. Mais il me semble, observant le monde depuis mon tabouret de bar, qu’ils sont assez loin, en dépit de leur malheur, d’être des damnés de la terre. Ils ne sont pas en train de se noyer en Méditerranée ou d’être entassés dans des centres de rétention, par exemple. Si leur dignité est remarquable, leur perdition n’est pas encourageante. Elle nous fait taire, elle nous rend silencieux plus qu’elle ne nous soulève. C’est pourquoi, outre la qualification venue de Marx d’aristocratie ouvrière, qui constate un fait et ne constitue pas un jugement moral, je me suis permis d’être sarcastique, un défaut contre lequel je mène une lutte sans espoir, et les ai comparés aux vignettes du prolétariat stalinien des années 50. C’est exagéré, mais pas si faux : pour un peu, je me serais cru dans Beau Masque (un roman stalinien de Roger Vailland, paru en 1954).

Par surcroît, Charlotte Pouch est tombée en face d’eux sur un patron qui ne risque pas non plus de donner la migraine : narcissique, faux-jeton, cupide, sans principes, veule et incompétent. Un régal.

"anciens combattants antipathiques"

Résultat : quand elle dresse, dans son après-coup, la liste des questions qui n’ont pas été abordées ("Qui filme ? Pour qui ? Au nom de qui ? À quelle fin ?"), Charlotte Pouch en oublie au moins une qui est pourtant essentielle : Qui filme-t-on ?

Quelles que soient les qualités de son film, indéniables et que je me reproche de n’avoir pas soulignées assez au cours de notre non-dialogue, c’est cet oubli qui la situe à l’opposé de ce que nous fîmes et de ce que nous fûmes, et, pour le dire avec brutalité, qui fait qu’elle prolonge davantage La CGT en mai 68 (film apologétique réalisé en 1969 par des militants du Parti communiste) que le film maoïste Oser lutter, oser vaincre tourné à Renault-Flins par Jean-Pierre Thorn.

Or, je continue de croire que l’on ne peut pas se réclamer des deux en même temps.

Encore une fois : il est possible que nous ayons été arrogants et antipathiques, et je m’en sens tout contrit. Nous étions deux, et deux hommes, encadrant Charlotte Pouch ; des anciens combattants, à n’en pas douter. L’impression est navrante, même si j’espère ne pas avoir été condescendant, puisque je tâche en général de parler à tout le monde d’égal à égal.

Mais je suis certain que si nous avions vraiment débattu, cela aurait tourné encore pire au vinaigre, ce qui ne veut pas forcément dire à notre avantage, si ce nous existe. Nous n’aurions en tout cas pas procédé à l’échange d’expériences que Charlotte Pouch semble avoir espéré, mais plutôt à un échange d’arguments hostiles, si ce n’est d’invectives.

Cela m’aura au moins permis de vérifier que certains clivages me restent chers.

Pour Charlotte Pouch, espérons qu’elle en aura tiré la conclusion qui s’impose, et que je partage plus qu’elle ne le croit : à savoir qu’il n’y a pas pas grand’chose à attendre des anciens soixante-huitards.

Guy-Patrick Sainderichin

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La réponse de Richard Copans

Suite à la publication de la tribune de Charlotte Pouch, et la réponse de Guy-Patrick Sainderichin, Richard Copans a souhaité répondre à son tour. Nous publions ci-dessous sa réponse, telle qu'elle nous a été envoyée.

Bien des excuses

Avec bien du retard mais c’est ainsi.
Bien des excuses et qui ne changent rien.

Je réalise à quel point le débat était impossible. Nous ne parlons pas politique. Nous ne parlons pas de la même période politique. Nous ne parlons pas des mêmes ouvriers.

Mais surtout et c’est également important nous ne parlons pas de cinéma.

Et je ne parle pas seulement de conditions de production, je parle de forme, de récit d’incarnation et de fiction.

Parler au présent

Ce qui aurait pu nous rapprocher et peut-être nous faire dialoguer, c’est de parler au présent. Mais cela, à nous les aïeux, les ancêtres, les soixante-huitards (j’ai oublié tous les qualificatifs), c’était interdit. Le meneur de jeu n’en voulait pas. Donc toute référence à d’autres films produits ou filmés récemment était disqualifiée.

Paradoxalement et au contraire de Guy-Patrick, j’assume avec plaisir ces années passées , ces années militantes commencées dès la fin de la guerre d’Algérie en 1961 et doucement éteintes au début des années 80. Et dans le même mouvement j’ai préféré le silence aux certitudes des anciens combattants.

Alors pourquoi tant de maladresses et de jugements à ‘l’emporte-pièce contre un film et une réalisatrice qui ne le méritent pas.

Une question de mise en scène

Je soupçonne la forme de la mise en scène et son metteur en scène, et j’ai l’impression de me retrouver dans la position de Pierre Bourdieu que j’avais trouvé bien ridicule à l’époque… mais, le mal est fait.

Alors, bons films à toi Charlotte !

Tant qu’à avoir des ancêtres, autant les choisir !

Pour voir l'émission dans son intégralité : "Après Mai 68, une énorme soif de faire du cinéma"

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